À Polytechnique, la greffe avec Total ne prend pas

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Luttes Pédagogie ÉducationEn décembre 2019, les élèves de la prestigieuse École polytechnique ont appris que Total allait délocaliser une partie de sa direction sur le campus. Nombre d’entre eux luttent depuis contre l’installation du groupe pétrolier, qui finance déjà une chaire d’enseignement.
- Palaiseau (Essonne), reportage
C’est un réveil difficile pour les élèves de l’X, à l’aube de la construction d’un bâtiment du géant pétrolier et gazier Total au pied de leurs résidences et de leurs amphithéâtres. Le bâtiment, dont la construction doit débuter en début 2020, devrait accueillir la direction de la recherche et innovation de l’entreprise ainsi que des laboratoires de recherche, pour un effectif d’environ 250 personnes employées par le groupe. Il se situera à 50 mètres de la cantine de l’École polytechnique, fréquentée par l’ensemble du personnel, des chercheurs, des élèves et des professeurs, ainsi qu’à 200 mètres des logements des élèves.
« Jamais un centre de recherche privé et encore moins une direction d’entreprise entière ne se sont installés à l’intérieur du campus », dénoncent des élèves engagés contre la construction du bâtiment, dans une note récapitulative publiée début janvier 2020. Ils déplorent le manque de communication sur le projet. « C’est seulement en décembre 2019, alors qu’un article est publié dans le journal des élèves par un membre du Bureau des élèves pour présenter le bâtiment, que la majorité des élèves a entendu parler pour la première fois de ce projet. » Pourtant, Patrick Pouyanné, le PDG de Total et ancien élève de Polytechnique, fit officiellement part de son projet dès avril 2018, dans une lettre adressée à la direction de l’École, et celui-ci fut adopté le 21 juin 2018 en conseil d’administration par les administrateurs — dont Patrick Pouyanné fait partie.
« L’entreprise bénéficiera d’un accès privilégié aux élèves d’une école qui a vocation à former des ingénieurs au service de l’intérêt général »
L’entreprise finance également, depuis novembre 2018, une chaire d’enseignement, soit un programme de collaboration entre l’École et les industriels, intitulée « défis technologiques pour une énergie responsable ». La chaire est financée à hauteur de 3,8 millions d’euros par Total et concerne deux domaines de recherches : les matériaux et systèmes de stockage et les microréseaux intelligents. Et le programme comporte deux aspects : la recherche et l’enseignement, via des cours spécifiques dispensés à des étudiants. « Cette chaire est en principe un sujet distinct du bâtiment. Elle ne peut pourtant pas être détachée du dossier pour plusieurs raisons. Elle a été négociée en même temps que le bâtiment et elle est un autre élément de la présence de Total à l’École polytechnique », explique la note récapitulative des élèves.

De nombreux élèves de l’X se sont exprimés contre la construction du nouveau bâtiment. Un vote sur la position des élèves vis-à-vis du projet a été organisé par le bureau des élèves en décembre. Rassemblant 70 % de participation, il a recueilli 61 % de voix contre et 20 % de voix pour. « Une telle proximité de Total pose des questions. L’entreprise bénéficiera d’un accès privilégié aux élèves d’une école qui a vocation à former des ingénieurs au service de l’intérêt général. Alors que les élèves auront leur rôle à jouer dans la politique énergétique française, en tant qu’ingénieur, conseiller ou décideur, l’influence directe et assumée de Total peut inquiéter », estiment-ils dans leur note.
Charles [*], un ancien élève de l’école qui continue de suivre ces questions, dit à Reporterre : « Ce projet représente une étape de plus dans le lobbying de Total auprès des écoles d’ingénieurs. Rien d’étonnant lorsque l’on sait que Total a beaucoup de mal à embaucher des cadres à cause de sa responsabilité dans le changement climatique. Ma lecture des choses, c’est que Total mène une opération de recrutement. » Par exemple, l’entreprise pourrait « profiter d’une forme d’inertie lorsque les élèves voudront chercher des stages : en chemin vers leur résidence, ils tomberont nez à nez avec le bâtiment ».

Un point de vue que partage Renan [*], un élève actuel de l’X qui se mobilise également contre la construction du bâtiment : « S’ils s’installent là, ce n’est pas anodin. Ils ne viennent pas pour jouer aux cartes — ils viennent là pour faire du lobbying. » Nombre d’élèves actuels ne semblent pourtant pas prêts à se laisser séduire par l’entreprise. Gaspard [*] ne pourrait « clairement pas y travailler à l’avenir. Total ne fait pas partie des acteurs de demain ». Alexandre [*], quant à lui, compte plutôt travailler dans la fonction publique. « Une entreprise comme Total me dérangerait en matière de valeurs », confie-t-il à Reporterre.
« Polytechnique ne peut pas prétendre former ses étudiant.es à construire le futur, tout en ouvrant grand les portes à un acteur qui ne leur en réserve aucun »
Pour Renan, « c’est très étonnant de voir la rétention d’information de l’administration. On n’a jamais eu de clarification concernant la différence entre la chaire et le bâtiment. J’émets énormément de réserves sur le fait qu’ils ne nous disent rien. Ça été communiqué sur le site… Mais qui, à l’X, va sur le site ? »
Malgré la mobilisation tardive, Renan est « heureux de pouvoir débattre des projets ». Pour lui, il faut continuer la mobilisation, « pour que toutes les personnes concernées sachent ce qui est en train de se passer. L’essentiel est de diffuser au sujet de ce problème, qui est plus général et qui s’applique aux autres grandes écoles ».

Le 22 janvier 2020, l’ONG 350.org a soutenu la mobilisation en publiant une pétition sur son site. Signée par près de 6.000 personnes en l’espace de quelques jours, elle soutient la mobilisation des polytechniciens contre le bâtiment et élargit leur dénonciation à « tous les liens [de l’école] avec le géant Total ». Ses demandes : « L’abandon total » du projet de construction du bâtiment, « la suspension de Patrick Pouyanné, PDG de Total, du conseil d’administration de Polytechnique » ainsi que « la fin de la chaire d’enseignement et de recherche que Total a négociée dans la foulée en 2018 ».
« Polytechnique ne peut pas prétendre former ses étudiant.es à construire le futur, tout en ouvrant grand les portes à un acteur qui ne leur en réserve aucun. […] Nous refusons que Polytechnique soit instrumentalisée à ces fins alors que la dynamique pour contrer l’influence de cette industrie n’a jamais été aussi forte, en témoigne la moitié des universités ayant coupé leurs liens avec l’industrie fossile au Royaume-Uni ou les 1.150 autres institutions à travers le monde », explique l’ONG.
Pour Raphaël de Rasilly, le directeur de la communication adjoint de l’École polytechnique, rencontré par Reporterre sur le campus, « on n’est pas dans le même temps que les élèves ». Ces derniers se sont manifestés en décembre 2019, alors que la décision a été prise en conseil d’administration en début 2018, lorsque « des représentants d’association [responsables des relations extérieures du Bureau des élèves et membres de l’association Développement durable] se sont exprimés et la décision a été prise de manière transparente, à l’unanimité ».
« On ne veut pas être frontal avec les élèves et continuer les discussions »
Cet écart temporel s’expliquerait à la fois, selon Raphaël de Rasilly, par la « transmission d’année en année du flambeau des associations », dont la promotion de l’année 2018 n’aurait pas fait un compte rendu dans le journal, mais aussi du fait que le changement climatique « n’était pas un sujet à ce moment-là ». Selon lui, « 2019 a été une année de forte mobilisation pour le climat, après la publication du Manifeste étudiant pour un réveil écologique également signé par des élèves de l’X. Les élèves se sont davantage engagés sur la question climatique, ce qui fait que lorsqu’ils ont pris connaissance en décembre des projets de Total, dans un article du journal, ça les a réveillés — ce qui nous a pris un peu de court », admet-il.
Pour Phillipe Drobinski, qui porte et coordonne la chaire d’éducation financée par Total, « on n’a pas d’autre choix » que de travailler avec les industriels. « Face à l’urgence climatique, les interactions entre chercheurs et industriels sont importantes. On doit travailler avec tout le monde. » Selon le climatologue, « la recherche doit participer à la décarbonation avec l’ensemble des acteurs — ça serait assassin de ne pas travailler avec ces compagnies, alors que l’horloge tourne ».

« La réaction des élèves est légitime, c’est important qu’ils interpellent. Je ne peux que cautionner ça — c’est un bon signe », estime le professeur. En revanche, il déplore « une posture idéologique qui freine les processus de transformation. C’est un âge où on voit les choses de manière plus antagoniste », estime-t-il. Son programme, au contraire, lui semble découler d’une « approche plus pragmatique, alimentée par des analyses objectives de la réalité des choses ».
La suite du projet reste incertaine. « On ne veut pas être frontal avec les élèves et continuer les discussions », affirme Raphaël de Rasilly, qui veut croire qu’« il n’y a pas de guerre entre les élèves et l’administration ». Cependant, il ne peut pas garantir de marge de négociation quant à la construction ou non du bâtiment de Total : « Je pense qu’il va se réaliser. » Le bâtiment est prévu pour ce début d’année 2020, mais « avec les délais de chantier, les travaux peuvent aussi bien commencer dans six mois ». Le temps pour les Polytechniciens d’empêcher le passage en douce de Total au cœur de leur université ?