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Agrivoltaïsme : la course folle des géants de l’énergie

Un troupeau de moutons paissant près de panneaux solaires dans un champ près de Verneuil (Nièvre), en octobre 2022.

Pressés d’atteindre rapidement les objectifs de production renouvelable, les promoteurs imaginent toujours plus de mégaprojets. Une course qui pourrait rapidement condamner la jeune filière.

• Vous lisez la dernière partie de notre enquête consacrée à l’agrivoltaïsme. La partie 1 est ici, la partie 2 ici.



« Pour faire deux fois plus sur le solaire, il va falloir qu’on s’y mette tous ! Et pas seulement du foncier dégradé, mais aussi associer le monde agricole, industriel et économique. » Patrick Pouyanné est enthousiaste. Fin septembre, le PDG de TotalÉnergies rappelait que son groupe vise à intégrer le « top five » des producteurs d’électricité renouvelable au monde. Le patron de la multinationale pétrolière n’est pas le seul à vouloir profiter de l’engouement pour le photovoltaïque.

Pas un énergéticien n’échappe à la ruée actuelle vers l’installation de panneaux solaires sur des terres cultivées, avec des projets d’une échelle jamais pratiquée jusque-là. Dans tous les salons agricoles fleurissent les stands, les maquettes et les promos des énergéticiens promettant cette « synergie » version XXL avec l’agriculture. En moyenne, les projets à l’étude font entre 10 et 30 hectares, déjà dix fois plus que les projets expérimentaux.

Dans cette moyenne se trouve par exemple le groupe VSB Énergies nouvelles. « On cherche des surfaces de 15-20 hectares minimum, c’est la taille critique pour avoir une rentabilité suffisante au regard des distances et des coûts de raccordement », dit Adrien Appéré, directeur du développement de VSB.

Pour une poignée d’hectares

Certains opérateurs ne s’arrêtent pas là. Dans le Lot-et-Garonne, 1 300 hectares de grandes cultures seront bientôt recouverts sur six communes. Ce projet évalué à plus d’1 milliard d’euros est porté par cinq entreprises, dont GLHD. Un nom peu connu qui recoupe deux actionnaires majoritaires, à 45 % chacun : EDF Renouvelables et Cero Generation, une filiale du fonds d’investissement australien Macquarie.

Leur projet dans le Lot-et-Garonne : 500 hectares de céréales irriguées remplacées par de l’élevage de moutons et des plantes aromatiques (60 ha), surplombées de panneaux fixes et de « trackers » (des panneaux tournant en suivant la course du soleil), le tout avec le soutien de la chambre d’agriculture locale. Un projet si démesuré implique de sucroît d’autres grands travaux, notamment la construction de nouveaux transformateurs électriques et des lignes très haute tension, suscitant déjà des contestations locales.

« Un vaste projet industriel et privé »

Au vu des plannings de RTE (Réseau de transport d’électricité), le raccordement ne pourra avoir lieu au minimum qu’en 2030, dans sept ans. Aucun souci pour GLHD, qui a déjà fort à faire avec un autre projet dans les Landes voisines, baptisé Terr’Arbouts : 700 hectares dans trente-cinq exploitations sur les communes de Saint-Gein et Pujo-le-Plan et une opposition qui se structure, notamment portée par la Confédération paysanne et le Modef (Mouvement de défense des exploitants familiaux), qui dénonce un « vaste projet industriel et privé qui use de l’argument agricole pour asseoir sa légitimité ».

Quelle que soit la taille du projet, le schéma économique qui se généralise est celui observé bien souvent dans le monde de l’énergie : un industriel exploite une ressource (ici le rayonnement solaire), il se voit garantir un prix minimum par l’État ou auprès d’une entreprise. En échange, il verse un loyer annuel au propriétaire — et parfois à l’exploitant — pour la location de chaque hectare occupé par son installation. Pour se déployer, ce système a besoin de nombreux capitaux : selon les types d’installation, entre 600 000 et 1 million d’euros par hectare pour un projet complet, de la prospection à la réalisation.

Est-ce rentable ? Les promoteurs sont ici beaucoup plus timides pour communiquer. La plupart précisent à Reporterre que leur marge de rentabilité est de 6 et 8 % sur trente ans et que la structure est remboursée au bout de vingt ans, soit la durée des contrats passés avec l’État ou une entreprise privée.

Certains opérateurs, comme Sun’Agri chez Clair Fruits dans la Drôme, contraignent le revendeur d’électricité à renoncer à une partie de la production d’électricité maximale possible pour respecter les besoins agricoles, mais rien n’oblige les autres projets à faire de même.

L’agrivoltaïsme est deux fois moins cher que les installations sur de grandes toitures. Flickr/CC BY 2.0 Deed/AgriSolar Clearinghouse

Les énergéticiens s’accordent sur un point : malgré l’important investissement initial et les adaptations éventuelles à une production agricole, l’agrivoltaïsme reste deux fois moins coûteux que les installations sur de grandes toitures : moins de difficultés techniques et réglementaires et des économies d’échelle sur le raccordement. Rien n’empêcherait pourtant d’atteindre les objectifs de 100 gigawatts (GW) de capacités photovoltaïques pour 2050 en n’utilisant que des toitures individuelles, les entrepôts, les parkings et les autres surfaces déjà artificialisées, comme l’ont démontré le Cerema et l’Ademe, l’Agence de la transition écologique.

Alors, pourquoi viser la terre ? Parce que la politique actuelle en matière de production vise surtout à maintenir le prix de l’électricité le plus bas possible. Dans les appels d’offres proposés par la commission de régulation de l’énergie, c’est toujours le critère principal pour sélectionner les projets. Mécaniquement, cela conduit à privilégier le candidat privé qui proposera un coût de production le plus bas possible et, ce faisant, des projets sur de plus grandes surfaces, plus rentables.

1 million d’hectares de terres déjà « sécurisés »

Le paradoxe, c’est que confier la réalisation des objectifs renouvelables à l’initiative privée conduit à décupler le nombre de projets. Et pour arriver aujourd’hui à tout mener de front, il leur a fallu d’abord « sécuriser » le foncier en faisant signer depuis des années des promesses de bail à des propriétaires, en leur promettant une rémunération régulière une fois le projet construit.

Jusqu’à 1 million d’hectares de terres seraient déjà contractualisés à ce jour, sans compter les nouvelles surfaces en cours de signature, selon un sondage interne réalisé par les syndicats de la filière photovoltaïque évoqué début octobre par le média GreenUnivers. Sauf que, pour dix projets lancés, seuls quelques-uns parviendront à terme.

Aussi brutale qu’elle soit, cette ruée vers la terre risque d’être de courte durée. L’objectif annoncé l’an dernier par Emmanuel Macron est d’atteindre 100 GW de puissance photovoltaïque installée en 2050, « en veillant à un juste équilibre entre les installations en toiture et celles au sol », soit autour de 40 GW de puissance supplémentaire sur toitures et autant au sol, complétant les 18 GW déjà installés mi-2023. Dans l’hypothèse où seules les terres agricoles viendraient combler cet objectif au sol de 40 GW, il en faudrait approximativement 50 000 hectares — la puissance moyenne des projets agrivoltaïques est de 0,8 MW/hectare, avec des panneaux récents plus puissants et plus espacés.

Quand le prix du marché est trop bas, l’État verse aux promoteurs le complément de rémunération. Pexels/CC/Mark Stebnicki

Christian Dupraz, chercheur de l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) à l’origine du concept en France, estime lui « raisonnable » d’avoir un objectif de 100 000 hectares, soit « environ 0,5 % de la surface agricole utile ». Pour les tenants d’un agrivoltaïsme qui se voudrait vertueux, l’enjeu est de savoir comment vont se répartir ces projets : « Fait-on cent fois 1 000 hectares, ou 1 hectare dans 100 000 exploitations ? » interroge Christian Dupraz, qui penche clairement pour la seconde option.

Il n’est pas interdit d’imaginer que des panneaux solaires seront installés sur une surface plus importante que ces 100 000 ha, mais il faudrait alors avoir en tête que la production photovoltaïque est très concentrée en milieu de journée, du printemps à l’automne.

Or, à trop produire sur un même créneau, on risque la surproduction ponctuelle d’électricité : des difficultés à l’écouler sur le marché européen ont été observées cet été. Un écueil qui devrait bientôt être levé avec l’installation de moyens de stockage ou de l’autoconsommation collective locale. Mais les projets agrivoltaïques ne sont pour l’instant pas pensés ainsi, avec le coût économique et environnemental supérieur que cela engendrerait.

De son côté, le gouvernement a une autre priorité : avoir des résultats et parvenir à installer rapidement des capacités de production, notamment afin d’arrêter de payer des amendes à l’Union européenne pour avoir manqué les objectifs en matière d’énergies renouvelables.

Des promoteurs trop gourmands

La frénésie des projets entraîne une levée de boucliers, notamment dans les Commissions départementales de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Ces instances composées d’élus locaux, de représentants de l’État et de la profession agricole jouent un rôle clé sur le développement de l’agrivoltaïsme : la loi Aper impose un avis conforme de leur part pour qu’un projet puisse naître.

Cette opposition n’empêche pas la pression de s’accroître sur les représentants agricoles réticents, notamment à mesure que, au niveau national, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) s’implique de plus en plus dans l’accompagnement des projets agrivoltaïques. Après avoir signé des chartes avec TotalÉnergies et EDF Renouvelables, le syndicat agricole majoritaire fortement lié aux intérêts agro-industriels a rejoint France Agrivoltaïsme, le principal lobby du secteur.

« Depuis un an, c’est la course à l’échalote sur le terrain »

Il commence à s’inquiéter de la flambée des projets et de la prospection des promoteurs dans le monde agricole, notamment depuis le vote de la loi en mars dernier. « Depuis un an, c’est la course à l’échalote sur le terrain », admet Olivier Dauger, vice-président de la FNSEA dédié aux questions d’énergie et de climat et désormais coprésident de France Agrivoltaïsme.

L’empressement du moment se ressent à tous niveaux, même dans le travail des autorités environnementales. Ainsi, en Nouvelle-Aquitaine, « depuis le début de l’année, le nombre de projets de parcs photovoltaïques au sol a significativement augmenté », explique à Reporterre Pierre Quinet, chef de mission à la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) Nouvelle-Aquitaine, qui a pris le parti de faire des recommandations générales identiques pour les projets trop similaires.

Pour calmer ces ardeurs, une solution radicale et efficace serait d’interdire purement et simplement tout versement de loyer aux propriétaires de terrains. Ceux-ci ne font pour l’heure l’objet d’aucun encadrement, évoluant entre 2 000 et 4 000 euros par hectare et par an, selon la zone géographique. Pour « convaincre » les agriculteurs, certains développeurs, et notamment les très petits, n’hésitent pas à faire monter les enchères en devenant des « apporteurs d’affaires » pour de plus grands groupes et en proposant des sommes à 5 000, 8 000, voire plus de 10 000 euros par hectare et par an.

Pour le vice-président de la FNSEA, entre le loyer proposé par les promoteurs et les revenus de l’activité agricole, « il y a un déséquilibre ». Et d’ajouter : « C’est pour cela qu’il faut détacher la production énergétique de la production alimentaire » et donc éviter qu’un agriculteur soit indemnisé en fonction de la production énergétique. Sauf que pour les promoteurs, qu’importe l’argent promis : l’enjeu est avant tout de contrôler la terre, et d’évincer la concurrence.

Pendant ce temps, les discussions se poursuivent dans les couloirs du ministère de l’Agriculture sur le contenu final du décret d’application sur l’agrivoltaïsme, qui fixera le taux de couverture maximale à l’hectare comme le taux de perte agricole autorisé. Le 16 octobre, l’association France Agrivoltaïsme s’est alarmée dans un communiqué que « cette période de réflexion sur le décret [...] ne doit pas être le prétexte à laisser fleurir des projets qui ne répondent pas à l’esprit de la loi Aper. Chaque contre-exemple sera un pas supplémentaire vers une mauvaise appropriation des projets ».

Le 25 octobre, ce sont les Jeunes Agriculteurs — un syndicat regroupant des agriculteurs de moins de 38 ans, réputé très proche de la FNSEA — qui s’alarmait du résultat des négociations « entre irresponsabilité et incompétence au mépris de notre souveraineté alimentaire ». Reste à voir, donc, si agriculteurs et énergéticiens trouveront une entente.

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