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Au Bénin, l’invasive jacinthe d’eau est aussi devenue un « or vert »

Au Bénin, la jacinthe d’eau prolifère depuis des décennies et menace le mode de vie des riverains du lac Nokoué. Cependant, certains ont découvert des vertus à cette plante invasive, utile pour la dépollution, la production de biogaz ou encore la réalisation d’un « compost magique ».

  • Actualisation — 28 juin 2019 — Sébastien Roux a reçu le prix Lorenzo-Natali 2019 dans la catégorie « meilleur journaliste émergent » pour cet article sur les jacinthes d’eau au Bénin.

  • Article du 27 février 2019
  • Ganvié, Sô-Ava, Porto-Novo, Dangbo (Bénin), reportage

Le quotidien des pêcheurs vivants à Ganvié, surnommée la « Venise d’Afrique », débute avant le lever du soleil. Installés sur leur fine et longue pirogue de bois, ils naviguent sur le lac Nokoué, au nord de Cotonou, la capitale économique et ville la plus importante du Bénin, à la recherche de tilapias, d’aloses ou de silures blancs. Les femmes iront les vendre à Tokpa, le plus grand marché à ciel ouvert de l’Afrique de l’Ouest, pour quelques francs CFA, de quoi subvenir aux besoins de leur foyer installé sur des pilotis. Pourtant, saison après saison, la pêche et la navigation deviennent de plus en plus compliquées, menaçant leur mode de vie. En cause, l’invasion de la jacinthe d’eau, une plante aquatique originaire d’Amérique du Sud qui s’est propagée accidentellement durant la période coloniale dans de nombreuses zones tropicales. Dans la langue fon, des Béninois utilisent le terme tôgblé (« le pays est gâté ») pour parler des conséquences de la jacinthe d’eau, également responsable du développement de certaines maladies comme le paludisme avec l’afflux de moustiques.

Ganvié, surnommée la « Venise d’Afrique ».

Mais, depuis quelques années, des entrepreneurs comme Fohla Mouftaou, cocréateur de l’entreprise Green Keeper Africa en 2014, utilisent les étonnantes propriétés de cette plante pour « transformer ce fléau en opportunité » et faire évoluer les mentalités : le terme tôgblé est remplacé par celui de tognon, le pays n’est plus gâté, il est « bon ». La jacinthe d’eau est ici utilisée comme une solution dépolluante pour récupérer les écoulements d’huile des industriels sur des coussins, des boudins ou des tapis. Les résidus de cette plante peuvent en effet absorber jusqu’à 17 fois leur poids en hydrocarbure, stoppant ainsi la propagation d’un liquide polluant en cas de fuite ou à la suite d’une marée noire.

« Tout part du sol, là où l’énergie est au maximum. C’est notre banque la plus précieuse » 

Situé dans la commune de Sô-Ava, l’entrepôt de Green Keeper Africa garde un aspect rustique avec une construction faite de bois et de tôle dans laquelle la poussière est constamment soulevée par le vent. À l’intérieur, une dizaine de personnes s’occupent de transformer les tiges de la jacinthe d’eau après les avoir fait sécher au soleil. Florent Liaigre, responsable technique de la zone d’exploitation, est chargé de la maintenance : « Notre démarche est écologique où l’on s’inspire de la culture maker et du do it yourself pour tester d’autres façons de faire et créer de nouvelles techniques de production. On progresse même quand ça ne marche pas », explique ce jeune Français en présentant les différentes machines du site. L’une d’elles va broyer les tiges pour en faire de la poudre alors qu’une autre les conserve pour avoir des fibres, une matière plus efficace contre des liquides lourds, comme le pétrole.

L’autre force de Green Keeper Africa vient de sa relation avec les habitants des cités lacustres qui récoltent la jacinthe d’eau : d’une dizaine de collecteurs en 2014, ils sont désormais entre 1.000 et 1.200 début 2019, dont 85 % sont des femmes. Entre décembre et mars, cette activité saisonnière leur donne une meilleure autonomie financière et permet à l’entreprise de constituer un stock pour produire toute l’année. Puis, dans une logique d’économie circulaire, Green Keeper Africa propose de prendre en charge le recyclage de ses produits après utilisation pour transformer le combustible final en une source d’énergie.

Green Keeper Africa utilise la jacinthe d’eau pour faire des boudins servant à la dépollution.

Produire de l’énergie en recyclant la jacinthe d’eau est au centre du système intégré de Songhaï, un laboratoire d’agriculture biologique crée par Godfrey Nzamujo en 1985 dans le nord de Porto-Novo, la capitale administrative du Bénin. Cet espace vert de 22 hectares réunit 326 employés ainsi que des étudiants ayant la volonté de « produire plus et mieux avec moins » et de « bouter la pauvreté hors d’Afrique ». Les déchets organiques provenant du bétail, de la pisciculture, des récoltes et de la jacinthe d’eau sont récupérés pour produire du biogaz, une énergie 100 % naturelle. L’ensemble est placé une à deux fois par semaine dans des cuves qui vont chauffer pour produire du gaz à destination de l’ensemble du site, dont un restaurant et un hôtel favorisant l’écotourisme. Les effluents rejetés à la suite du traitement, riches en éléments nutritifs, retournent eux dans les récoltes pour fertiliser les sols. Le centre Songhaï utilise également la jacinthe d’eau pour dissiper les mauvaises odeurs autour des toilettes publiques.

« Tout part du sol, là où l’énergie est au maximum. C’est notre banque la plus précieuse. On doit l’observer et s’en inspirer : cette façon de faire qu’on nomme le biomimétisme est une source d’innovations authentiques », explique Godfrey Nzamujo, prêtre dominicain d’origine nigériane qui a étudié la microbiologie et les sciences du développement en Californie avant de venir s’installer au Bénin et d’étendre le réseau Songhaï dans d’autres villes et pays de la région d’Afrique subsaharienne. « La formation est essentielle pour créer un mouvement de jeunes Africains prêts à relever les défis écologiques de ce siècle. Le centre Songhaï a formé près de 6.000 agriculteurs désormais installés à leur propre compte », dit Godfrey Nzamujo après avoir arpenté comme chaque matin les différents espaces du site.

« Faire des actions concrètes en laissant un héritage positif à l’ensemble de la communauté » 

À quelques kilomètres au nord du centre Songhaï, dans la commune de Dangbo, l’ONG Jevev forme gratuitement depuis 2010 des locaux à une économie verte et durable. Fin janvier 2019, elle a organisé la formation « route de la jacinthe d’eau » durant deux semaines avec une approche théorique les trois premiers jours suivie d’une mise en pratique pour faire du « compost magique ». Après avoir ramassé plusieurs kilos de jacinthe d’eau sur les bords de la rivière Ouémé, les différents membres de l’ONG les ont apportés sur l’un de leurs sites d’expérimentation.

Castello Zodo, formateur spécialiste de la production végétale et semencière de l’ONG, explique qu’il faut « mettre les déchets végétaux les plus durs au fond pour faciliter la décomposition et obtenir une meilleure qualité de compost ». La dizaine d’étudiants superposent dans une fosse d’environ un mètre des branches de margousier, des tiges de la jacinthe encore gorgées d’eau et des fleurs de neem (margousier) avant de les recouvrir de branches de palmier et de placer un bout de bois au centre du trou pour laisser respirer le compost et mieux observer son évolution. Après l’avoir retourné deux fois dans d’autres fosses pour l’homogénéiser, le « compost magique » devient un produit pluri-actif participant au développement durable des terres. Chancelle Loumedjinon, une Béninoise de 21 ans en formation environnement génie santé publique, y voit une manière de « préserver la nature en arrêtant d’utiliser des engrais chimiques tout en aidant les pécheurs face au développement de la jacinthe d’eau ». Pour Henri Totin, directeur exécutif de l’ONG Jevev et jeune consultant pour la Banque mondiale, ces formations permettent de « faire des actions concrètes en laissant un héritage positif à l’ensemble de la communauté. La jacinthe d’eau est un or vert aux multiples vertus ».


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