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TribuneClimat

Avec l’agroécologie, ce qui est bon pour la biodiversité l’est pour le climat

Alors que les scientifiques du monde entier se penchent cette semaine sur l’état de la biodiversité, les auteurs de cette tribune montrent que préserver la biodiversité et lutter contre le changement climatique vont de pair grâce à l’agroécologie.

Pierre-Marie Aubert est coordinateur de l’initiative agriculture européenne à l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales) ; Brigitte Béjean est membre du service communication de l’Iddri. Cet organisme vient de publier, en partenariat avec le bureau d’étude AScA, l’étude Agroécologie et neutralité carbone en Europe à l’horizon 2050 : quels enjeux ?


Est-il possible de nourrir tous les Européens avec une agriculture qui ne dénaturerait pas la nature et qui en même temps prendrait sa part de la lutte contre le réchauffement climatique ? Les études que nous avons menées ces dernières années sur l’agroécologie, dont le premier volet a été publié en septembre 2018, permettent d’apporter des éléments de réponse positifs. Ils sont à cet égard porteurs d’une vision crédible, et de ce fait pleinement entrés dans le débat public.

Ce scénario prospectif, nommé TYFA (acronyme anglais pour Ten Years for Agroecology in Europe, les dix prochaines années seront cruciales pour enclencher la transition), dessine à l’horizon 2050 une Europe agroécologique qui se nourrirait mieux et protégerait le monde vivant, les eaux et les sols.

Les hypothèses adoptées dans le scénario — généralisation des principes de l’agriculture biologique, et donc cessation totale de l’usage des intrants de synthèse (fertilisants et pesticides), extension des infrastructures agroécologiques telles que les haies, les habitats pierreux, etc., redéploiement des prairies permanentes et adoption de régimes alimentaires plus sains (moins riches en produits animaux et plus en fruits et légumes) — découlent de la prise en compte des enjeux principaux auxquels fait aujourd’hui face notre système alimentaire : augmentation des maladies chroniques associées à l’alimentation (obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires), impacts sur et du changement climatique, perte de biodiversité et dégradation des ressources naturelles (sols, eau).

Dans cette hypothèse, la production de bioénergie est réduite à zéro

Les résultats de notre modélisation montrent que malgré une baisse de la production de 35 %, le scénario TYFA permet de nourrir plus durablement 530 millions d’Européens tout en dégageant un surplus en céréales, produits laitiers et vins.

En matière de lutte contre le changement climatique, ce scénario permettrait de baisser les émissions de 40 % par rapport à 2010 (en considérant tant les émissions directes qu’indirectes) tout en offrant un potentiel de séquestration dans les sols agricoles de 159 millions de tonnes en équivalent CO2 par an — au moins dans les dix premières années. Dans cette hypothèse, la production de bioénergie (biogaz et biocarburants issus de biomasse végétale) est quant à elle réduite à zéro, la quasi-totalité des terres étant dédiées à la production alimentaire du fait de rendements plus faibles.

Une variante de ce scénario, nommée TYFA-GES (pour gaz à effet de serre) et présentée en avril 2019, nous permet de modéliser une amélioration de ces performances en vue de la neutralité carbone, sans remettre en cause les principes de base du scénario. Les réductions d’émissions atteignent -47 %, le potentiel de séquestration est similaire, et la production de bioénergie s’élève à 189 TWh/an. TYFA-GES repose sur une réduction plus forte du cheptel bovin (-34 % par rapport à 2010, contre -15 % pour TYFA) et la méthanisation de 18 % de la biomasse des prairies et de 50 % des déjections animales. On peut parler de méthanisation contrôlée, pour tenir compte des impacts négatifs, possiblement importants, d’un développement trop fort de la méthanisation : sur la qualité des sols et des eaux d’une part, via notamment l’épandage des digestats, et sur la diversité des systèmes de culture d’autre part (du fait des enjeux d’économie d’échelle associés aux investissements considérés).

Il nous semble nécessaire, aujourd’hui, de cesser de hiérarchiser la question « climat » et la question « biodiversité » 

Nos études s’inspirent fortement des travaux menés précédemment à l’échelle française autour du scénario Afterres 2050 développé par Solagro, tout en proposant des hypothèses alternatives sur l’usage des prairies et le développement de la biomasse énergétique. Elles vont en revanche à rebours de beaucoup d’autres scénarios prospectifs déjà en débat à différents niveaux de la société, qui ont comme caractéristique commune de se focaliser sur la lutte contre le réchauffement climatique, et donc d’être aussi ambitieux que possible dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour mener l’agriculture sur la voie de la neutralité carbone. Ces scénarios reposent le plus souvent sur une augmentation des rendements agricoles dans l’objectif de libérer des terres qui sont soit reboisées pour accroître le puits de carbone, soit utilisées pour produire de la biomasse énergie. Les hypothèses de rendements retenues sont cependant très optimistes (jusqu’à +30 %) compte tenu de leur stagnation récente en Europe (notamment en céréales). Si l’on considère par ailleurs que ces augmentations de rendements seront obtenues en maintenant (voir en augmentant) le recours aux intrants de synthèse (pesticides et fertilisants), les impacts de tels scénarios sur la biodiversité et la santé des sols seront potentiellement très importants. C’est bien, in fine, la capacité productive même des agroécosystèmes qui en serait affectée, conduisant ainsi à une baisse des rendements là où leur hausse est attendue. Ainsi, la trop faible prise en compte des enjeux de santé des sols, de qualité des masses d’eau et de l’état de la biodiversité dans ces scénarios conduit à des propositions dont le réalisme même doit être questionné.

La modélisation TYFA ne clôt pas l’affaire, le débat sur l’avenir de notre agriculture et de notre alimentation est encore devant nous. Mais il nous semble nécessaire, aujourd’hui, de cesser de hiérarchiser la question climat et la question biodiversité. Les couplages entre modèles climatiques et modèles de biodiversité en sont encore à leurs débuts et les impacts sur la vie et la structure des sols sont difficilement appréhendables par des indicateurs quantifiés de manière prospective. Mais ne pas s’y essayer induit une hiérarchie implicite, qui fait de facto de l’enjeu climatique la priorité par rapport aux autres.

Climat et biodiversité sont des enjeux essentiels qu’il faut désormais interroger en parallèle, ce qui mène à considérer les stratégies fondées sur l’agriculture extensive et l’agroécologie comme des options crédibles.

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