Cancers et malformations : en Ardèche, des ouvriers dénoncent un scandale sanitaire

Anciennes et anciens salariés se sont rassemblés avec l'aide de syndicalistes pour demander justice. - © Magali Stora / Reporterre
Anciennes et anciens salariés se sont rassemblés avec l'aide de syndicalistes pour demander justice. - © Magali Stora / Reporterre
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Santé Pollutions Emploi et travailEn Ardèche, des dizaines d’anciens salariés de l’entreprise Tetra Médical disent avoir inhalé un gaz toxique pendant des années, sans le savoir et sans protection adaptée. Plusieurs ont déclaré des cancers et certains sont décédés.
Annonay (Ardèche), reportage
Avant sa liquidation judiciaire, en février 2022, l’entreprise Tetra Médical, basée à Annonay, employait plus d’une centaine de personnes (principalement des femmes). La société qui fabriquait des dispositifs à usage unique [1] utilisait de l’oxyde d’éthylène, un gaz cancérogène, mutagène et reprotoxique pour stériliser ses produits. Or, selon les salariés, jamais le risque n’a été mentionné, alors que les produits qui venaient d’être stérilisés (et qui émettaient donc du gaz) étaient entreposés dans des lieux de passage.
Pire encore, pendant toutes ces années aucune protection n’aurait été proposée — hormis une blouse, une charlotte et des chaussures de sécurité [2]. Nombre de salariés seraient tombés malades et au moins une vingtaine seraient décédés de cancers [3], sans qu’un lien avec l’oxyde d’éthylène n’ait été établi.

Le scandale a éclaté en mars 2023 : 80 personnes ont saisi les prud’hommes pour préjudice d’anxiété et le pôle de santé publique du parquet de Marseille, ainsi que l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), se sont saisis de l’affaire. Plusieurs dizaines d’autres prévoient également de déposer des dossiers, pour un total proche de 200 saisies des prud’hommes. Reporterre a rencontré quatre de ces anciens salariés qui se battent pour obtenir des réponses et la justice.
- Cathy Guironnet, 54 ans, salariée à Tetra Médical pendant 34 ans

Quand Cathy a intégré l’entreprise comme agent de production sur la chaîne, elle n’avait que 19 ans. Trente-quatre ans, deux cancers et un licenciement plus tard, elle est écœurée. « Et tout ça pour 1 330 euros par mois », lâche-t-elle, amère. Quand on l’interroge sur sa longévité et celle de ses collègues dans l’entreprise, elle répond : « On était tous à peu près du même âge, on n’avait pas fait de grandes études. Si on avait quitté Tetra, où aurait-on pu aller ? »
Comme tous, Cathy ne soupçonnait pas la dangerosité de l’oxyde d’éthylène. C’est le médecin du travail qui lui a soufflé l’idée de faire reconnaître son cancer du sein, qui s’est déclaré en 2019, comme maladie professionnelle. Après plusieurs mois d’allers-retours entre oncologue et généraliste, elle a finalement obtenu le document (certificat médical initial) qui donne accès à cette reconnaissance. Depuis, Cathy est devenue l’une des figures de cette lutte.

D’un naturel discret, elle a rassemblé ses forces pour aller frapper à la porte de l’union locale de la CGT. Avec l’aide d’un syndicaliste aguerri, elle a passé des centaines de coups de fil et a organisé des réunions d’information qui ont permis d’interpeller les habitants, la presse et même les élus locaux.
Elle a également saisi le pôle social du tribunal judiciaire de Privas pour faire reconnaître la faute inexcusable de son ancien employeur. « Une collègue dont j’étais proche est décédée d’un cancer l’année dernière, confie-t-elle. Rien que pour elle, il faut que j’aille jusqu’au bout ! »
- Aurélie Piot, 37 ans, salariée pendant 1 an et demi à Tetra Médical

Agent de contrôle à Tetra Médical depuis octobre 2020, Aurélie Piot était enceinte de plusieurs semaines quand l’entreprise a fermé. « J’ai fait un bébé Tetra », résume-t-elle. À l’automne, elle a accouché d’un petit garçon atteint d’une malformation congénitale. À ce moment-là, elle ne connaissait pas encore la dangerosité du produit auquel elle avait été exposée pendant 18 mois. Ce sont des résultats sanguins qui lui ont mis la puce à l’oreille.
En février 2022, Aurélie a été convoquée par la médecine du travail, comme 18 de ses collègues, pour une prise de sang [4]. Reçus à l’automne, ces résultats ont mis en évidence des niveaux d’oxyde d’éthylène anormalement élevés pour l’ensemble des prélèvements. Dans la foulée, Aurélie a appris que ce gaz était susceptible de nuire au fœtus… Ce fut la douche froide.

« En discutant avec d’anciennes collègues, je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule dans ce cas », explique-t-elle. Depuis des mois, elle recueille donc des témoignages d’anciennes salariées de Tetra Médical : certaines dont les enfants sont malades, parfois gravement, d’autres victimes de fausses couches et enfin celles qui ne réussissent pas à tomber enceinte.
Si la douzaine de dossiers est pour l’instant une pièce parmi tant d’autres, Aurélie espère obtenir justice pour son fils et pour toutes les femmes qui pourraient avoir été victimes de ce gaz toxique.
- Daniel Clémençon, 60 ans, salarié à Tetra Médical pendant 27 ans

« Je suis rentré dans l’entreprise en 1995, comme mécanicien régleur, relate Daniel Clémençon. Mais en 2017, avec la baisse de la production, je suis aussi devenu cariste en complément. » Pendant 27 ans, cet homme a travaillé à Tetra Médical sans connaître les risques de l’oxyde d’éthylène.
« On voyait les gens qui tombaient malades, mais les responsables nous disaient que c’était un gaz lourd, qu’il n’était pas volatile », détaille-t-il. Confiant, Daniel Clémençon ne s’est pas posé davantage de questions. Ce n’est qu’en 2020, lorsque l’agent de stérilisation a été équipé pour la première fois d’un détecteur d’oxyde d’éthylène, qu’il a commencé à avoir des doutes. « Il sonnait tout le temps. Y compris dans la zone de production », dit-il.

Désormais persuadé d’avoir respiré ce gaz pendant toute sa carrière, il s’inquiète pour sa santé, celle de ses enfants et de sa femme qui est, elle aussi, une ancienne de Tetra. « Elle était déjà fragile mais ce scandale, ça a été la goutte d’eau, souffle-t-il. Nous avons eu nos enfants quand on travaillait tous les deux dans l’entreprise… Ils vont bien aujourd’hui mais auront-ils un jour un problème lié à cette exposition ? »
La peur, la culpabilité, la colère : ce sont des sentiments qui traversent Daniel depuis des mois. S’il en veut à l’entreprise, il pointe aussi la responsabilité de la médecine du travail qui avait connaissance de l’utilisation de ce gaz dans l’entreprise. « Je croyais vraiment que la médecine du travail était là pour nous protéger et nous dire la vérité, fulmine-t-il. Et pourtant toutes nos alertes sont restées sans réponse. »
- Nathalie Tutin, 40 ans, préparatrice de commande pendant 12 ans à Via Logistique

Nathalie Tutin ne travaillait pas à Tetra Médical, mais dans l’entreprise voisine : Via Logistique. Cette société gérée par la même direction, s’occupait de l’expédition des produits aux pharmacies, hôpitaux et autres clients. Les palettes venues de Tetra Médical étaient entreposées sur les racks (rayonnage d’entreposage) ou directement au niveau des quais d’expédition.
Pendant 12 ans, Nathalie a passé la majeure partie de ses journées près de ces palettes, qu’elle ouvrait pour préparer les commandes. Après un licenciement économique l’année dernière, elle pensait avoir tourné la page… Mais quand le scandale sanitaire a éclaté, elle n’a pas pu l’ignorer. « Quand je l’ai su, j’ai fait beaucoup de cauchemars, confie-t-elle. Je m’inquiète surtout pour mon frère. Je l’ai fait rentrer à Via Logistique et ma nièce est née quand il était là-bas. »

Elle-même est suivie pour des problèmes de thyroïde depuis deux ans. « Et récemment j’ai une grosseur qui est apparue, indique-t-elle en écartant légèrement son blouson noir zippé jusqu’au cou. Je dois faire un examen », ajoute-t-elle.
Quels que soient les résultats, elle est décidée à ne rien lâcher pour obtenir justice et un suivi médical à vie pour elle et tous ses anciens collègues. « On se pose plein de questions… On se dit même que d’autres affaires similaires pourraient éclater. Il y a peut-être plein de gens qui travaillent dans ces conditions ! »
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