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ReportageLuttes

Les luttes écolos affûtent leurs armes judiciaires

Un chamboul'tout aux Résistantes, sur le Larzac, en août 2023.

Aux rencontres des luttes locales Les Résistantes, dans le Larzac, les militants écologistes sont venus en nombre aux tables rondes et aux ateliers d’initiation au droit. Un signe de l’intérêt grandissant pour cet outil de lutte.

Du 3 au 6 août, près de 150 collectifs des luttes locales de France se sont réunis au Larzac. La rédaction de Reporterre était sur place pour vous faire vivre ce rassemblement historique.



La Couvertoirade (Aveyron), reportage

Les nez sont rouges, dissimulés sous des écharpes et des capuches. Il est à peine 10 h, le 4 août, au deuxième jour des rencontres des luttes locales Les Résistantes, et malgré les violentes bourrasques et le froid matinal du Larzac, des dizaines de personnes se serrent déjà sur des bancs pour assister à l’atelier juridique.

« Je n’y connais rien en droit, mais je me dis que ça pourrait être utile d’en savoir plus », se présente un homme dans le public. « J’envisage de recommencer des études, avec une licence de droit », confie une femme à ses côtés.

Devant eux, emmitouflée dans une large veste, Céline Le Phat Vinh, juriste pour l’association Notre affaire à tous approuve d’un signe de tête : « C’est toujours bien d’avoir des notions juridiques. »

Le « b.a.-ba » de la contestation d’un projet polluant a été expliqué aux militants. © David Richard / Reporterre

Pendant près de deux heures, elle explique à ces néophytes « le b.a.-ba » pour contester un projet polluant près de chez soi : comment prendre connaissance des actes administratifs à attaquer devant le tribunal, comment rédiger un recours d’urgence, puis un recours au fond…

Studieux, les élèves du jour noircissent des petits carnets, posés sur leurs genoux. Et les questions fusent. « Moi, je m’oppose à la construction d’un grand magasin près de chez moi, témoigne un homme. Est-ce que je peux créer une association pour l’occasion et déposer un recours, ou est-ce que seule une association déjà existante peut le faire ? »

La scène pourrait être anodine, mais elle témoigne d’un intérêt croissant des militants écologistes pour la question juridique. Pendant les quatre jours des Résistantes, les tables rondes sur le sujet se sont succédé. Une permanence sur le droit de l’environnement était même mise en place pour répondre de façon personnalisée aux interrogations de chacun.

Le droit, « un outil, parmi beaucoup d’autres »

Durant les conférences, les avocats préviennent d’emblée : pour préserver l’environnement, le droit n’est pas une solution magique, efficace à 100 %.

« Il est important d’avoir conscience que nous sommes dans une démocratie défaillante, notamment sur la séparation des pouvoirs, affirme Me Sophie Mazas, également présidente de la Ligue des droits de l’Homme de l’Hérault, durant une table ronde. À partir du moment où le cadre de la justice n’est plus garanti, c’est très compliqué d’obtenir des victoires. »

Toutefois, le droit peut encore être « un outil, parmi beaucoup d’autres, assure Céline Le Phat Vinh. Il permet de remplir plusieurs objectifs. » D’abord, tout simplement, saisir la justice peut provoquer la suspension — voire l’annulation — de projets polluants.

Souvent défensif, lorsqu’il faut riposter à la répression judiciaire, le droit peut aussi être un outil offensif. © David Richard / Reporterre

Ingrid, militante contre la retenue collinaire à La Clusaz — un vaste réservoir censé alimenter la commune en eau potable, et fournir de l’eau pour la fabrication de neige artificielle — est sur scène pour en témoigner.

En octobre 2022, après un recours déposé par des associations de protection de l’environnement, le tribunal administratif de Grenoble a ordonné la suspension de l’arrêté qui autorisait l’aménagement de cette retenue collinaire.

Les jeunes activistes — dont Ingrid — qui occupaient illégalement le bois de la Colombière pour empêcher les travaux, ont vécu cette décision comme un moyen de « gagner du temps ». Une façon de retarder le début du projet, le temps que la justice puisse aboutir à un jugement au fond sur l’ensemble des points contestés par les associations. « Les recours au fond peuvent durer trois ans, rappelle Ingrid. Le bois aurait pu être coupé durant cette période. »

« Légitimer la lutte »

Plus que suspendre un projet, les magistrats peuvent aussi évidemment y mettre un coup d’arrêt : annulation de l’autorisation environnementale d’un entrepôt logistique dans le Rhône en octobre 2021, annulation de l’autorisation préfectorale de la construction de deux poulaillers géants dans le Morbihan en décembre 2021, annulation de la modification d’un plan local d’urbanisme qui visait à détruire une cité-jardin dans les Hauts-de-Seine en juin 2023…

En outre, ces décisions de justice peuvent « légitimer la lutte », estime Me Samuel Delalande, avocat au barreau de Rennes, lors d’une des tables rondes aux Résistantes.

« En août 2016, la décision qui a déclaré illégaux les travaux de défrichement du bois Lejuc [dans la Meuse, où l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs compte enfouir les déchets de l’industrie nucléaire française] a permis de légitimer l’occupation du bois [des opposants au projet occupaient le bois en permanence]. Les gens ont pu se dire : l’aménageur n’avait pas l’autorisation du défrichement, donc les militants qui occupaient le bois avaient raison. »

Faire pencher l’opinion publique

D’ailleurs, grâce au poids de l’opinion publique, même quand les recours juridiques échouent, des luttes peuvent être remportées, affirment plusieurs avocats aux Résistantes.

« À Notre-Dame-des-Landes, tous les recours — plus d’une centaine en tout — ont été perdus ! Tous ! rappelle Me Samuel Delalande. Et pourtant ça a abouti à une victoire en 2018 [lorsque Emmanuel Macron a annoncé l’abandon de la construction de l’aéroport]. »

Dans plusieurs luttes, les recours juridiques ont permis de gagner du temps, racontent des activistes. © David Richard / Reporterre

Ainsi, de plus en plus de militants écologistes voient dans le droit un outil capable de préserver le vivant – ou, tout du moins, d’empêcher tant bien que mal sa destruction. Avec ces ateliers d’initiation, ils essaient donc de s’approprier ce levier.

« Pour bien des recours juridiques, l’avocat n’est pas obligatoire », veut rassurer Céline Le Phat Vinh — même si, à partir de l’étape de l’appel (après l’audience en première instance), l’appui d’un spécialiste est nécessaire. D’où l’intérêt d’associations comme Notre affaire à tous, qui « accompagnent les citoyens et citoyennes dans leur lutte contre des projets polluants ».

L’exemple de l’Affaire du siècle

L’intérêt grandissant pour le droit peut aussi s’expliquer par les affaires de « justice climatique » à l’échelle nationale : le tribunal administratif de Paris et le Conseil d’État ont jugé, respectivement en février 2021 et en mai 2023, que l’État français ne réduisait pas suffisamment ses gaz à effet de serre, contrairement à ce que prévoit l’Accord de Paris sur le climat. Une « victoire », avait affirmé Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France.

Même si, pour le moment, ces affaires judiciaires ne semblent pas faire s’agiter l’exécutif. En juin 2023, le Haut conseil pour le climat rappelait que « l’action publique n’est pas suffisante pour garantir les objectifs de 2030 ». Preuve que le droit ne fait malheureusement pas tout.

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