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TribuneCOP27

Contre le changement climatique, révolutionnons nos emplois

La lutte victorieuse pour la survie de la Chapelle Darblay, fabrique de papier recyclé, est un exemple d'union entre enjeux sociaux et écologiques

La COP27 montre que l’action des États est insuffisante pour faire face au changement climatique, dit l’auteur de cette tribune. La bifurcation écologique, défend-il, requiert de subvertir le monde du travail et de la production.

Damien Mehl est un militant écologiste.



« Pitoyablement insuffisants »… c’est le jugement sans appel du secrétaire général de l’ONU sur les engagements pris par les États pour réduire jusqu’ici leurs émissions de gaz à effet de serre. Alors que la COP27 s’est achevée sans avoir pu éloigner le spectre du « suicide collectif » craint par António Gutteres, le secrétaire général des Nations unies, comment transformer notre désespoir et notre colère en moteur pour une action, immédiate, à la hauteur de l’alerte sonnée par les scientifiques ?

La revendication de politiques publiques ambitieuses est et restera un répertoire d’action primordial pour une nécessaire transformation collective radicale. Mais il y a peu à attendre des gouvernements tant que le dogme de la croissance, à la base de notre mise à sac de la planète, restera leur horizon indépassable.

Manifestation à Édimbourgh le 12 novembre 2022. CC BY 2.0 / Neil Hanna - Friends of the Earth Scotland / Flickr via Wikimedia Commons

De même, les gestes individuels, comme se déplacer à vélo ou manger moins de viande, ne sont que des petits cailloux sur le chemin d’une prise de conscience collective. Au total, ils « induirai[en]t une baisse d’environ 20 % de l’empreinte carbone personnelle, soit le quart des efforts nécessaires pour parvenir à l’objectif de 2 °C ». La mobilisation individuelle des consommateurs est nécessaire, mais ne fait pas le poids face aux enjeux.

Dès lors, que faire ? Déserter comme y invitent les étudiants d’AgroParisTech lors de la cérémonie de remise des diplômes de 2022 ? Le terme peut paraître grandiloquent ; il dit bien le refus d’un embrigadement au service d’employeurs dont la vacuité des objectifs devient tout bonnement insupportable au regard des risques existentiels qu’ils font courir à l’humanité. Et l’envie d’imaginer des parcours alternatifs, faits d’entraide, de sobriété et d’authenticité ; mixant, à des degrés divers, retour à la terre, réappropriation de techniques low-tech et recherche de sens et de liens. Ces parcours ont le mérite de rouvrir l’imaginaire, en concurrence directe avec les canons de la réussite sociale et professionnelle promus jusqu’alors. Et ils produisent des effets : les tentatives de rapprochement de TotalÉnergies avec les grandes écoles, par exemple, sont des signes de sa nouvelle difficulté à séduire et à recruter.

Déjouer collectivement « la banalité du mal économique »

Mais siphonner la machine économique de ses forces vives en grippant le renouvellement des générations de boomers ne peut seul répondre à l’urgence. Dès lors, un deuxième horizon s’ouvre à nous, celui de la subversion générale, au sens du renversement de l’ordre établi ; cet ordre qui fait primer le profit sur la vie, la croissance sur le bien-être, l’orthodoxie financière sur la transformation écologique.

Cela suppose, pour tout un chacun, de prendre conscience de ce que Serge Latouche appelle, en transposant le concept d’Hannah Arendt, « la banalité du mal économique » [1], celle qui fait de chacun de nous des rouages dociles et zélés de ce système socio-économique de destruction massive du vivant que constitue l’ordre capitaliste. Et de dire « non », de cesser de collaborer.

Les étudiants d’AgroParisTech durant leur discours à leur cérémonie de remise des diplômes. © Des agros qui bifurquent / capture d’écran Youtube

Et si l’ingénieur interrogeait les finalités mêmes du process productif auquel il consacre son énergie ? Si l’architecte privilégiait l’impact carbone des matériaux ou le rapport au vivant induit par ses constructions à la standardisation des logements attendue par la promotion immobilière ? Si l’ouvrier ou l’artisan essayaient de s’opposer à l’obsolescence programmée de nos objets du quotidien ? Si le commerçant s’extrayait des logiques de la grande distribution pour soutenir les circuits courts ? Si l’agriculteur refusait l’emprise de l’agrochimie, qui empoisonne la terre ? Si le boulanger décidait de se fournir en farine biologique auprès de moulins locaux ? Et si, en pleine sécheresse, l’enseignant ou le journaliste décidaient de placer les enjeux énergétiques au cœur de leur propos ? Si le patron de PME bouleversait son modèle économique vers plus de soutenabilité ?

Créée récemment, l’association Vous n’êtes pas seuls se propose d’« accompagner des salariés souffrant d’une fracture entre leur travail et leurs valeurs », et de « créer des passerelles vers les archipels de résistance écologique et sociale ».

Loin du désormais traditionnel greenwashing qui vaut trop souvent quitus écologique, imaginons ce qui se passerait si toutes les microdécisions économiques qui, ensemble, font le socle du système, changeaient de priorité ? Si la subversion portée par une myriade d’acteurs économiques rendait primordiales la préservation du climat et la solidarité qui lui est consubstantielle ? Si la pyramide du capitalisme financier était fissurée, au cœur de sa chaîne de valeur, par une coalition, collective et décentralisée, d’insubordonnés ?

Une traduction de cette rébellion devrait aussi émerger dans les luttes sociales, puisque nombre d’acteurs économiques ne disposent pas, isolément, des marges de manœuvre suffisantes. Le rapprochement d’organisations syndicales et d’associations environnementales et de solidarité au sein de l’Alliance écologique et sociale a ainsi conjugué préservation de l’emploi et enjeux environnementaux dans le combat pour le maintien de l’activité à la papeterie Chapelle Darblay et sa production 100 % recyclée.

Élargir les revendications sociales

À partir de ces convergences peut aussi s’imposer un élargissement des revendications sociales : la défense légitime des retraites ne peut, par exemple, faire l’économie d’un autre volet de solidarité intergénérationnelle, celui de la préservation des conditions de vie futures ; de même, la mobilisation pour le pouvoir d’achat ne peut s’abstenir de questionner la finalité de nos consommations.

Alors : désertion ? subversion ? Quoi qu’il en soit, pour sortir du piège qui nous ballotte entre épuisement collectif et culpabilité individuelle, il nous faut intégrer dans notre activité productive l’alerte d’Albert Einstein : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. » [2] Faisons déferler sur la machine productive néolibérale cette vague de désertion-subversion !

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