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Grands projets inutiles

Dans le Nord, le combat de villageois contre le géant belge de la frite surgelée continue

Clarebout Potatoes, l’un des plus grands producteurs mondiaux de frites surgelées, projette d’installer une usine dans les environs de Dunkerque. Un projet similaire avait été abandonné en Belgique sous la pression des opposants, mais l’État français vient d’autoriser cette installation, au grand dam des riverains.

  • Dunkerque (Nord), correspondance

Lorsque l’on navigue sur le site internet de la société Clarebout Potatoes et que l’on dispose de quelques convictions en matière de protection de l’environnement, on peut être agréablement surpris de lire ces propos pour le moins encourageants :

Clarebout est une entreprise fermement décidée à collaborer à la mise en œuvre d’un monde durable. […] Nous entendons bâtir des relations durables avec les riverains et la communauté locale. À travers l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, nous demandons à chacun de se comporter de façon éthique et de faire preuve de respect pour l’homme et l’environnement. »

Créée en 1988, Clarebout Potatoes, entreprise familiale belge spécialisée dans la production de produits surgelés, dont la matière première est la pomme de terre, est devenue un des leaders mondiaux de ce secteur. Elle réalise principalement des frites de différentes formes mais aussi des pommes Duchesse, ou encore des pommes noisette et même de la purée. Actuellement, deux unités de production sont implantées en Belgique, à Neuve-Eglise (250 tonnes par jour) et Warneton (1.140 tonnes par jour avec possibilité d’augmenter la production à 3.000 tonnes). Une grande partie des produits Clarebout (80 %) est destinée au marché européen.

Aides à l’investissement, dispense partielle d’impôts fonciers, de taxes d’aménagement et de la fiscalité sur les bénéfices pendant cinq ans. 

En janvier 2019, ses dirigeants sont venus à Frameries, toujours en Belgique, exposer leur projet d’usine à frites de 2.300 tonnes par jour et dont le chiffre d’affaires annuel devait atteindre 650 millions d’euros. Les apparentes convictions écologiques affichées par l’entreprise belge n’ont pas dupé la population de Frameries qui, grâce à une mobilisation citoyenne et le soutien des élus, est parvenue à bloquer le projet, invoquant les nombreuses nuisances provoquées par cette production industrielle, les pénibles conditions de travail ainsi que la précarité des emplois.

Clarebout Potatoes s’est alors tourné vers la région dunkerquoise puisque les administrateurs du Grand port maritime de Dunkerque (GPMD) lui ont offert la possibilité de construire une unité de production sur la zone grande industrie (ZGI), non nécessairement liée à l’activité maritime. Il se trouve qu’en 1974, le Port autonome de Dunkerque (devenu en 2008 le GPMD) expropria 1.600 hectares sur les communes de Gravelines, Loon-Plage, Craywick, Bourbourg et Saint-Georges-sur-l’Aa afin de procéder à son extension en vue de concurrencer le port d’Anvers. Aujourd’hui, 20 hectares situés en grande partie sur le territoire de Saint-Georges-sur-l’Aa (330 habitants) et dans une mesure moindre sur celui de Bourbourg (7.000 habitants), ont été attribués par le GPMD à Clarebout pour y bâtir son unité de production. Celle-ci a fait l’objet d’une demande de permis de construire le 11 juillet 2019. Le nouveau projet (1.400 tonnes par jour, dont 1.150 tonnes de frites surgelées) présente certes quelques avantages pour l’entreprise belge. La ZGI étant située sur une zone d’aide à la finalité régionale (AFR), Clarebout bénéficiera d’aides à l’investissement et sera dispensée partiellement d’impôts fonciers, de taxes d’aménagement et de la fiscalité sur les bénéfices pendant cinq ans.

Le site d’implantation de l’usine.

Elle pourra aussi bénéficier des infrastructures du port de Dunkerque pour l’exportation de ses produits finis, ainsi que du savoir-faire local, puisque la Flandre intérieure française est une région de production de pommes de terre. À ce titre, des producteurs de la région, ceux que certains appellent « les patatiers », ont de bonnes raisons de se réjouir de l’implantation de Clarebout puisque ce groupe a déclaré que la matière première proviendra d’un territoire local situé dans un rayon de soixante kilomètres autour de l’usine.

Des nuisances multiples 

Marguerite [*], dunkerquoise et étudiante en agroécologie, s’est intéressée au dossier Clarebout. Elle dénonce ce projet qui, selon elle, contredit la politique agricole et alimentaire définie par la Communauté urbaine de Dunkerque (CUD), sur le territoire de laquelle se situe le GPMD : « En mars 2018, dit-elle, la CUD a défini quatre orientations. Il s’agissait d’accompagner les pratiques agricoles durables, de développer les circuits courts de proximité et biologiques pour créer de l’emploi local, de remettre ce que l’on mange là où l’on vit et d’encourager les pratiques alimentaires favorables à la santé. Ce projet d’usine à frites congelées va à l’encontre des objectifs affichés. De plus, il s’agit de favoriser la création d’emplois, 320 nous dit-on, sans se poser la moindre question sur le contenu de ces emplois, sur leur rémunération ni sur les conditions de travail imposées ! D’autre part, le volume de la production de cette usine serait de 1.400 tonnes de pommes de terre transformées chaque jour [511.000 tonnes par an], soit 15% de la production annuelle des Hauts-de-France [1] : monstrueux ! »

Marguerite est en contact régulier avec le collectif Non à la friture sur Saint-Georges-sur-l’Aa, dont la plupart des membres actifs vivent dans ce village. Certains d’entre eux ont rencontré les maires, des habitants de Warneton F [2] et Deulémont ainsi que des représentants d’associations présentes de part et d’autre de la frontière. Toutes ces personnes sont hostiles au fonctionnement de l’usine Clarebout de Warneton B. Yves [*], très entreprenant au sein du collectif, reprend les critiques des riverains belges :

Comme le site de production de Warneton B fonctionne 24h/ 24, les congélateurs et la salle des machines émettent un bruit permanent qui devient très vite insupportable. Il y a aussi une nuisance olfactive en raison d’une odeur persistante de friture à laquelle s’ajoute celle de l’œuf pourri émanant de la station d’épuration proche. De plus, des pluies grasses tombent sur le voisinage, dans les jardins, sur le linge ou les parebrises des voitures. Cette usine fait l’objet d’une centaine de plaintes chaque mois. C’est pour ces raisons que nous ne voulons pas que Clarebout s’installe à Saint-Georges-sur-l’Aa. Ajoutons encore que de nombreux camions assureraient le transport de la matière première et des produits finis. C’est probablement plus de 500 navettes quotidiennes que les petites routes de campagne devraient supporter sans oublier les risques liés à la circulation de ces gros véhicules. »

La manifestation du 17 juin contre l’implantation de l’usine.

Le collectif redoute également que cette unité de production, située à 650 mètres du village et à 130 mètres de l’habitation la plus proche, s’étende à l’avenir au-delà du périmètre actuellement défini car le marché de la frite est en pleine expansion.

 « La monoculture de patates, dont les besoins en eau et en produits phytosanitaires sont très importants, va s’intensifier »

Le projet de Saint-Georges-sur-l’Aa menace aussi la consommation d’eau. Deux millions de m3 et jusqu’à 5 millions, lorsque l’extension sera effective, seront prélevés dans le canal de Bourbourg, soit 20 % de ce que les industriels présents sur place utilisent déjà. Cette eau est indispensable à l’usine de frites afin de laver, dans un premier temps, les pommes de terre. Cette eau de lavage, polluée par les nombreux intrants chimiques utilisés lors de la croissance des tubercules, se déversera dans le port de Dunkerque grâce à une canalisation de plusieurs kilomètres, puis elle rejoindra la mer du Nord.

Le président de la CUD, Patrice Vergriete, cherche à rassurer les craintes, expliquant dans La Voix du Nord, début juillet :

Il faut se développer en réduisant les nuisances. Ou alors on prend le parti de la décroissance… Il est exact que la gestion de l’eau industrielle pourrait devenir problématique si on ne faisait rien, mais nous travaillons le sujet pour préparer l’avenir. Aujourd’hui, c’est un mensonge de dire que nous manquons d’eau et que le projet Clarebout pourrait ruiner la ressource. »

L’implantation de l’usine Clarebout va, de toute évidence, favoriser la monoculture de la pomme de terre au détriment de la culture de la betterave sucrière et ainsi faire le bonheur des riches agriculteurs, solides financièrement et aptes à stocker leurs productions. « La monoculture de patates, dont les besoins en eau et en produits phytosanitaires sont très importants, va s’intensifier aux dépens de nouvelles installations soucieuses de diversification, et propres à garantir la résilience alimentaire », précise Marguerite. « Que dire de l’effet sur l’air de l’antigerminatif chlorprophame, ou son remplaçant après sa très prochaine interdiction ? » s’inquiète Yves.

Aux yeux de Marguerite, la frite surgelée sortie des chaînes de production de l’usine Clarebout va non seulement considérablement fragiliser la consommation de frites fraîches locales mais va également s’imposer à l’échelle mondiale pour devenir une des nouvelles normes alimentaires. « La frite surgelée “made in Dunkerque” est un projet qui s’oppose à la souveraineté alimentaire des populations, ici ou ailleurs. »

L’appel contre la réintoxication du monde

Le collectif Non à la friture a répondu, le 17 juin dernier, à l’appel contre la réintoxication du monde et s’est associé à la manifestation organisée ce jour-là à Saint-Georges-sur-l’Aa par différentes associations, dont la Confédération paysanne et Attac Flandre. Pour l’occasion, le village a été rebaptisé Saint-Georges-sur-le-Gras, de même que certaines rues (rue des Mauvaises odeurs, rue de l’Ammoniac…).

Manifestation du 17 juin.

Après bien des péripéties, une enquête publique, ouverte le 5 mars a été close le 3 juillet. Elle a reçu plus d’un millier de contributions, dont 80% expriment un avis défavorable. Une pétition d’opposants a recueilli près de 2.500 signatures, preuve s’il en est de l’inquiétude des habitants. Le commissaire-enquêteur a remis son rapport quelques jours plus tard, le 20 juillet. Il est écrit :

En conclusion générale sur l’ensemble du dossier de projet soumis à enquête publique, nous constatons les points positifs suivants :

  • que le dossier du projet est constitué conformément à la loi ;
  • que les dispositions définies par le Code semblent respectées dans leur forme et dans leur fond. »

Le préfet a rendu un avis favorable le 26 août, autorisant l’exploitation du site. Le préfet avait pourtant été destinataire, le 16 juillet, d’un courrier rédigé par des habitants de Saint-Georges-sur-l’Aa dans lequel une analyse minutieuse et argumentée du dossier était réalisée. Sur les conseils d’une avocate lilloise spécialisée dans ce type d’affaires, les riverains s’apprêtent à déposer un recours administratif contre cet avis.

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