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Des baleines tuées par des voiliers : le tabou de la Route du Rhum

Des baleines cisaillées par les ailerons toujours plus affutés de voiliers toujours plus rapides. Lors de courses au large, telle la Route du Rhum qui s’élancera le 6 novembre, de nombreux cétacés meurent. Parce que ça leur fait « mal au bide », quelques skippers se mobilisent.

6 décembre 2016. Kito de Pavant, célèbre navigateur et concurrent de la huitième édition du Vendée Globe, filait à vive allure entre les creux de l’Océan indien. Alors qu’il disputait la dixième place de ce tour du monde en solitaire, un choc « violent » a interrompu sa course, faisant trembler son bateau de la proue à la poupe. Les dégâts l’ont contraint à abandonner son navire avant qu’il ne soit englouti par les flots. « J’ai eu une chance incroyable, j’ai été récupéré par le Marion Dufresne, qui ravitaille les bases scientifiques de l’Antarctique tous les trois mois », se souvient le skipper. La cause de l’accident n’a été élucidée que trois mois plus tard, grâce aux images des caméras de bord rescapées sur un disque dur. On y distingue un cachalot, s’éloignant péniblement entre les vagues dans les secondes suivant le choc.

Kito de Pavant est loin d’être le seul navigateur à avoir vécu une collision avec un cétacé. Les courses au large sont émaillées de ces accidents. Sur l’une des rares vidéos documentant ce phénomène, datant de 2011, on aperçoit le skipper amateur Jean-Baptiste L’Ollivier heurter violemment une baleine nageant à la surface de l’eau. Une mare de sang se forme immédiatement dans son sillage. « Merde ! J’ai tapé la baleine, lâche le navigateur. La pauvre, elle dormait... » Alors que va débuter, le 6 novembre, la douzième édition de la Route du Rhum, Reporterre s’est penché sur ces accidents tabous dans le monde de la voile et sur les initiatives qui émergent pour les éviter.


La course au large n’est pas la première des menaces auxquelles sont confrontés les animaux marins, qui pâtissent avant tout de la surpêche, de la pollution plastique, du changement climatique et de la pollution sonore. Les voiliers de course ne sont pas non plus les seuls à heurter des cétacés, également victimes des cargos, des ferries et des navires militaires présents en grand nombre dans l’océan. Le sujet n’en reste pas moins « fondamental », selon Olivier Adam, professeur en bioacoustique à Sorbonne Université et spécialiste des cétacés. « Les océans sont en train d’être vidés. Chaque individu compte », insiste-t-il.

Selon les chiffres du North Atlantic Right Whale Consortium (NARWC), la planète compterait aujourd’hui moins de 350 baleines franches. Plusieurs autres espèces, comme les rorquals communs, les cachalots et les baleines bleues, sont quant à elles classées comme « vulnérables » ou « en danger ». « Lorsque l’on pratique une activité qui nous fait plaisir, on doit être en mesure de mesurer son impact et de le gérer, estime le chercheur Olivier Adam. Chacun doit être responsable de ce qu’il fait. Ce n’est pas aux baleines de s’écarter. »

« Les océans se vident. Chaque cétacé compte »

« C’est loin d’être anecdotique », confirme Fabian Ritter, directeur de recherche au sein de l’association de protection des mammifères marins Meer.ev et auteur du seul article publié sur le sujet dans une revue à comité de lecture. « Le nombre de courses au large n’a fait qu’augmenter, explique-t-il. Cela mérite que nous nous en préoccupions. » La recherche scientifique a par ailleurs montré que les cétacés étaient des êtres intelligents et sensibles, pouvant ressentir des émotions aussi complexes que le deuil. « S’ils parviennent à survivre à une collision, ils doivent endurer les blessures qu’on leur a infligées pendant des semaines, voire des années. Cela engendre beaucoup de stress et de souffrance », déplore le chercheur.

« Des histoires gores comme ça, il y en a plein »

Il est « impossible », pour les scientifiques, d’estimer le nombre de collisions entre les voiliers de course et les animaux marins. « La plupart des cadavres coulent », explique Fabian Ritter. Le sujet est tabou au sein de la communauté des coureurs au large, qui sont parfois affectés psychologiquement par ces accidents et craignent de passer pour des « tueurs de baleines » auprès du grand public. Seule une partie fait l’objet d’un signalement. La majorité reste à l’état de « bruits de ponton », échangés à terre entre bonnes connaissances : le souvenir de l’odeur collante d’une baleine après un choc, des tortues cisaillées, la découverte de restes de peau visqueux au retour d’un entraînement, une carcasse de requin retrouvée coincée sous la coque, découpée à la scie afin que le bateau puisse continuer sa route… « Des histoires gores comme ça, il y en a plein », confie l’ancien coureur au large Adrien Hardy, qui estime avoir heurté des animaux marins au cours d’environ un quart de ses trajets transatlantiques. « Malheureusement, c’est assez courant en course. »

Dans une tentative de quantification du phénomène, Reporterre a épluché les archives de dix-huit courses au large françaises organisées entre 2008 et 2022. [1] Cinquante-et-une collisions ont été rendues publiques sur cette période, dans la plupart des cas parce qu’elles avaient occasionné des dommages importants sur les bateaux. Le nombre réel pourrait être plus élevé. Des chocs peuvent en effet avoir lieu sans abîmer les navires, note Adrien Hardy, et ainsi passer sous les radars médiatiques.

Une baleine à bosse percutée par un bateau. Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique NOAA

Certaines courses ont été particulièrement accidentogènes : trois des quatre maxi-trimarans engagés dans la course Brest-Atlantiques de 2019 ont subi des chocs. Huit des quatorze concurrents de la Transat New-York-Vendée de 2016, dont le parcours longeait une zone de reproduction des baleines franches de l’Atlantique nord, ont également déclaré avoir « tapé » quelque chose. Au total, sur la cinquantaine de collisions identifiées par Reporterre, les skippers impliqués ont admis avoir heurté un animal marin à onze reprises ; dans le reste des cas, ils ont évoqué des « objets flottants non identifiés » (ofni), pouvant aller du container perdu au tronçon de bois flottant.

Les navigateurs ont parfois du mal à identifier l’origine des chocs, ce qui peut expliquer cette proportion importante d’« ofni ». Le skipper multirécompensé Ian Lipinski y voit cependant une forme « d’hypocrisie » : « Lorsqu’un bateau dit qu’il a heurté un ofni, il s’agit quasiment tout le temps d’un cétacé, signale-t-il à Reporterre. Les équipes ne veulent pas avoir une mauvaise image et le camouflent. Quand j’ai tapé une baleine [en 2021, lors de la Transat Jacques Vabre], je l’ai dit tout de suite. Je me suis fait taper sur les doigts par mon sponsor, mais c’est comme ça. »

« Des filets de pêche, des morceaux de plastique, on en voit plein en mer. Mais des objets durs que l’on pourrait taper, très peu, corrobore Adrien Hardy. Bien souvent, quand on tape quelque chose, c’est un mammifère marin. » Les constatations de Philippe Borsa, de l’Institut de recherche pour le développement, vont également dans ce sens. Au cours des deux dernières décennies, ce chercheur a observé la surface des océans pendant plusieurs centaines de jours dans le cadre de campagnes scientifiques. Il explique avoir recensé des centaines de mammifères marins, des dizaines de tortues marines, une trentaine de dugongs et deux requins, mais seulement une poignée de morceaux de bois et deux objets en métal propres à abîmer un voilier. « Ce qui signifie, concrètement, que bien moins d’1 % des collisions sont dues à des déchets flottants, dit-il. Dans plus de 99 % des cas, il s’agit de cétacés. »

Les scientifiques et skippers interrogés par Reporterre mettent tous en avant le rôle déterminant de la vitesse. Il y a encore trente ans, la plupart des voiliers de course plafonnaient à 10 nœuds (18 km/h), témoigne Michel Desjoyeaux, l’un des navigateurs les plus titrés au monde. La course à l’hyperefficacité technologique a permis aux bateaux les plus récents d’atteindre facilement les 30 nœuds (55 km/h), voire, dans le cas des maxitrimarans de la classe « Ultime », de dépasser les 40 (74 km/h). « Plus on va vite, plus les chocs sont violents », explique le navigateur Kévin Escoffier. « À la vitesse d’un bateau de plaisance, on ne tape rien, ou alors l’animal est moins touché, témoigne Adrien Hardy. Au-delà de 15 nœuds [27 km/h], les baleines n’ont pas le temps de partir. »

« Les ailerons des navires sont des lames de rasoir »

Autre facteur de risque : le design des navires de course, à la fois très silencieux et truffés d’appendices tranchants. La généralisation des foils, des ailerons affûtés permettant aux bateaux de « voler » au-dessus de la surface de l’eau, a fortement augmenté la probabilité de collision. « À 80 km/h, ce sont des lames de rasoir », raconte le navigateur et cinéaste Stanislas Thuret. « Les gros trimarans peuvent couper des requins en deux sans trop de problèmes, observe le skipper Ian Lipinski. Sur une baleine, forcément, ça fait des dégâts. »

Côté cétacés, la fuite est difficile, voire impossible. « Certaines des espèces les plus fréquemment touchées, comme les cachalots ou les baleines à bec, peuvent rester sous l’eau pendant plus d’une heure et demie. Lorsqu’elles remontent à la surface pour respirer, elles sont épuisées, et ne sont pas forcément attentives à ce qui se passe autour d’elles, notamment en cas de mauvais temps », explique le chercheur Fabian Ritter. Il en va de même pour les rorquals communs et les baleines à bosse, qui doivent reprendre leur souffle à intervalles plus fréquents : « C’est comme pour nous : en fin d’apnée, nager 50 mètres de plus, c’est moins drôle », dit Olivier Adam. Les cétacés peuvent également être distraits par d’autres activités vitales, ou ne pas comprendre que leur vie est en danger : « Ils n’ont peut-être jamais vu un voilier de course de leur vie. »

Après l’avoir longtemps mis sous le tapis, le monde de la voile commence (lentement) à se saisir du problème. « Jusqu’à une certaine époque, ce n’était pas sur la pile des priorités. Aujourd’hui, ça devient marquant, explique le skipper de renom Roland Jourdain. Les collisions font mal à tout le monde : aux cétacés, évidemment, aux bateaux, et à nous, dans le bide. » Pour la première fois, les règles de la Route du Rhum exigent cette année des participants qu’ils déclarent toute collision avec un cétacé dans un délai de vingt-quatre heures. « Ça reste très léger », soupire Stanislas Thuret.

Seules mesures efficaces : éviter certaines zones et ralentir 

Plusieurs bateaux se sont également équipés de « pingers » — des outils de répulsion acoustique des cétacés — et de caméras Oscar, promettant de détecter les ofni grâce à l’intelligence artificielle. Ces dispositifs sont cependant encore loin d’avoir fait leurs preuves. Pire : les « pingers » pourraient augmenter la pollution sonore dont souffre la faune aquatique. « Seules deux mesures se sont avérées efficaces : éviter les zones où se trouvent les cétacés et ralentir », affirme Fabian Ritter.

De tels changements ne sont pas encore à l’ordre du jour. Certains skippers se disent cependant favorables à la mise en place de « zones d’exclusion » là où les populations de cétacés sont les plus abondantes, par exemple au niveau du courant des Aiguilles, au large du cap de Bonne-Espérance. « Des zones interdites existent déjà là où il y a de la glace, des cargos ou de la piraterie. Si c’est pertinent, ça ne devrait pas être très compliqué à mettre en place », estime Ian Lipinski. « Un travers, c’est que mettre des zones d’exclusion dans des endroits où les conditions météorologiques sont difficiles pourrait avoir des conséquences sur la sécurité des coureurs, précise Kévin Escoffier. On pourrait se retrouver dans un entonnoir. »

Les bateaux vont de plus en plus vite. Ici lors de la course transatlantique Transat Jacques Vabre. Transat Jacques Vabre

Dans une tribune publiée début octobre dans L’Équipe, les membres du collectif de navigateurs La Vague proposent également de réduire la vitesse des bateaux afin « d’épargner les animaux marins ». « Le but, dans la course au large, c’est de faire de bons choix stratégiques, d’anticiper les phénomènes météorologiques. Peu importe que ce soit dans une caravelle ou dans des bateaux en carbone hyper rapides », explique le navigateur Arthur Le Vaillant, co-auteur de cette tribune. « Battre des records, franchement, ça ne sert pas à grand-chose, pense Kito de Pavant. Si on est suffisamment nombreux à être sur la même longueur d’onde, on pourrait modifier les règles. Réduire la surface de voile, faire en sorte que les bateaux aillent moins vite… » « Les critères pourraient évoluer, imagine Stanislas Thuret. On pourrait valoriser les bateaux moins polluants, ou ceux qui rapportent des prélèvements scientifiques. »

« Il y en a plein qui vont bondir et dire que ce n’est pas possible, anticipe Adrien Hardy. Quand on est dans l’engrenage infernal de la compétition, c’est difficile de faire un pas de côté. Mais à un moment, soit on continue de placer l’humain au-dessus du reste et de tout défoncer comme si on était les rois sur Terre, soit on accepte de ralentir et de ne pas aller dans ces zones-là. » « L’approche anthropocentrique qui consiste à voir la mer comme un terrain de jeu doit être dépassée, abonde Lamya Essemlali, présidente de Sea Sheperd France. Est-ce que des baleines doivent mourir parce que ça nous amuse d’aller vite ? » Les cétacés parcourent les océans depuis des millions d’années, rappelle Fabian Ritter. « Nous sommes les nouveaux venus, en tant qu’espèce. Il nous faut apprendre à rester à notre place. »

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