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Agriculture

En Charente-Maritime, des mégabassines construites illégalement

À la manifestation du 6 novembre contre les mégabassines à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres).

En Charente-Maritime, les immenses réserves d’eau utiles à l’agro-industrie provoquent l’ire des écologistes. Surtout que cinq d’entre elles, dont celle démontée samedi 6 novembre, n’auraient jamais dû être construites.

En fin d’après-midi, samedi 6 novembre, des dizaines de personnes se sont attelées à mettre hors d’état de marche une mégabassine charentaise. Beaucoup de ces opposants aux immenses réserves d’eau utiles à l’agro-industrie ignoraient qu’ils s’attaquaient à un ouvrage condamné par la justice. Autrement dit, à une bassine qui n’aurait pas dû exister. Plus précisément, les arrêtés préfectoraux qui ont permis son exploitation ont été annulés par la justice. L’un des agriculteurs propriétaires de cette bassine n’avait donc pas beau jeu de crier au scandale : « C’est inadmissible, il faut que ces gens payent », dénonçait-il devant les caméras de France 3, annonçant que des syndicats agricoles allaient porter plainte pour « dégradations volontaires »

Comment une piscine de 8 à 10 hectares a-t-elle pu être construite en toute illégalité ? Reporterre retrace cette histoire tumultueuse, révélatrice des manœuvres et des manquements qui entourent bien souvent la construction de telles réserves : passage en force, déni de justice, manque d’information…

Lire aussi : Guerre de l’eau : « La violence et l’illégalité se situent du côté de l’agro-industrie »

Tout a commencé en 1998. Une dizaine d’agriculteurs — pour la plupart cultivateurs de maïs — s’étaient réunis au sein de l’Association syndicale autorisée d’irrigation (ASAi) des Roches en vue de créer cinq retenues d’eau sur les communes de Cramchaban, La Grève-sur-le-Mignon et La Laigne, en Charente-Maritime. Leur objectif, comme dans les Deux-Sèvres voisines : créer des « réserves de substitution », qui pomperaient l’eau de la nappe en hiver afin de la stocker et de l’utiliser en été. Après plusieurs années, les maïsiculteurs ont fini par obtenir, en 2008, le feu vert de la préfecture. Un arrêté préfectoral aussitôt attaqué par l’association Nature Environnement 17. « Ces bassines étaient les premières du département, on craignait qu’elles ouvrent les voies à de nombreux autres projets, se rappelle Patrick Picaud, membre de l’association. Surtout, leur dossier était très mal fichu : il n’y avait pas de prise en compte des espèces protégées potentiellement affectées, ni de l’assèchement possible des cours d’eau. » Sans attendre le résultat du recours, les agriculteurs ont tout de même construit leurs réserves, avec près de 6 millions d’euros d’aides publiques. Fin décembre 2009, le tribunal donnait — trop tard — raison aux écologistes et annulait l’arrêté préfectoral, au motif de l’insuffisance de l’étude d’impact environnemental.

Politique du fait accompli oblige, les irrigants ont pu utiliser leurs bassines

« On se retrouvait avec des bassines à moitié construites, qui ne pouvaient plus être utilisées, raconte Patrick Picaud. Sauf que le préfet a donné des autorisations dérogatoires avec des arguments tordus pour poursuivre les travaux. » C’est ce qu’on appelle la politique du fait accompli. Les irrigants ne se sont pas contentés de finir leurs bassines, ils les ont également utilisées, sans aucune autorisation, pendant quatre ans [1]. En face, Nature Environnement 17 a multiplié les plaintes afin de faire reconnaître cet usage illégal. À l’été 2017, le tribunal administratif de Poitiers a condamné le regroupement d’agriculteurs à verser à l’association 40 000 euros de dommages et intérêts au nom du préjudice environnemental — somme ramenée à 16 000 euros par la cour d’appel.

À la manifestation du 6 novembre contre les mégabassines. © Corentin Fohlen/Reporterre

Les rebondissements juridiques ne se sont pas arrêtés là. En 2015, six ans après que le tribunal a signalé pour la première fois la légèreté de l’étude d’impact environnemental, les bassines étaient à nouveau autorisées. L’ASAi les Roches pouvait, par arrêté du préfet de la Charente-Maritime, procéder à la réalisation et au remplissage des cinq réserves d’eau. Arrêté annulé par les juges trois ans plus tard. En cause, toujours cette étude d’impact, mal fichue, incomplète : examen insuffisant des incidences de l’ouvrage sur les milieux, manque d’information du public à propos la consommation d’eau des réserves, et pas de recensement de la faune piscicole (entre autres griefs). En novembre 2020, la cour administrative de Bordeaux a ainsi demandé aux agriculteurs de régulariser cette étude, faute de quoi ces réserves ne pourraient plus être utilisées. Le 4 novembre dernier, au terme d’une nouvelle enquête publique, rebelote : la commissaire enquêtrice donnait un avis défavorable au projet de mégabassines. C’est à présent à la cour d’appel de Bordeaux de statuer.

Environ 3 000 personnes se sont retrouvées samedi 6 novembre à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres). © Corentin Fohlen/Reporterre

Au bout de douze ans de procédure, les cinq réserves devraient se retrouver sans autorisation

« Il est très probable que la cour d’appel suivra l’avis de la commissaire enquêtrice, estime M. Picaud. Ce sera donc un retour à la case départ pour ces bassines. » Ainsi, au bout de douze ans de procédure, les cinq réserves devraient se retrouver sans autorisation. Sauf qu’elles sont déjà construites, sauf que les millions d’argent public ont déjà été dépensés, sauf qu’elles ont déjà prélevé quantité d’eau dans la nappe — elles ont une capacité totale de 1,5 million de mètres cubes. Alors, que faire ? « On ne demande pas nécessairement leur démolition, explique Patrick Picaud, car maintenant qu’elles existent, autant les utiliser, mais dans de bonnes conditions, avec un vrai encadrement, en concertation avec tous les acteurs du territoire. »

Joint par Reporterre, l’eurodéputé Benoît Biteau ne décolère pas. « Cette histoire est révélatrice de la connivence et de la complicité entre l’État et le monde agricole, dit-il. Ils font fi de la loi, des rendus de justice, tandis que l’État ferme les yeux et continue de laisser quelques agriculteurs confisquer une ressource qui est notre patrimoine commun. » Pour l’écologiste, face à ces passages en force, la désobéissance civile reste la seule solution : « Quand on a des équipements dans l’illégalité la plus complète, quand les décisions de justice ne sont pas respectées, quand l’État ne fait rien, on a quoi comme autre solution pour se faire entendre ? »

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