En banlieue parisienne, l’étonnante aventure d’un lycéen berger

Emre Aydemir a lancé une ferme pédagogique à Villiers-le-Bel, dans le Val-d'Oise. - © Jérémy Paoloni / Reporterre
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Animaux AlternativesDans son collège puis dans son lycée de banlieue parisienne, Emre avait amené ses chèvres, histoire de se passer de tondeuse à gazon. Depuis, de nombreux animaux s’épanouissent dans sa ferme pédagogique à Villiers-le-Bel.
Villiers-le-Bel (Val-d’Oise), reportage
Reporterre a rencontré Simone, Emre et Julie, trois jeunes actifs pour l’environnement depuis leurs années collège.
« Tu as vu comme elles sont maigres ? J’ai failli pleurer quand je les ai vues comme ça », soupire Emre Aydemir, le doigt pointé vers une demi-douzaine de chèvres qui galopent dans un coin de l’enclos. Nous sommes dans le bien nommé « Champ des possibles » à Villiers-le-Bel, 28 000 habitants, un terrain vague que les habitants du quartier réinvestissent. À tout juste 18 ans et sans aucun passé agricole, Emre a lancé une petite ferme pédagogique dans cette commune située à une quinzaine de kilomètres de Paris.
Les chèvres qu’il tente de soigner ont été ramenées, avec l’aide de son père, depuis un terrain à Chantilly. Sans boucle d’identification, elles étaient selon lui dénutries et laissées quasiment sans soin. Sur le terrain, on trouve aussi un âne baptisé Oréo, des moutons, des oies, des canards, des poules, un énorme lapin et même un paon. « J’aimerais avoir deux lamas aussi », confie Emre. « Quand il était enfant, je pensais que sa passion pour les animaux allait passer », sourit Ummuhan, sa mère.

Cette passion a commencé à quatre ou cinq ans, avec un poisson rouge acheté en jardinerie. « Il était émerveillé », raconte Kemal, son père, avec un large sourire. « Puis j’ai ramené des canaris », continue le jeune homme. Vers onze ans, et sans prévenir ses parents, il a acheté une demi-douzaine de poussins dans une animalerie et les a ramenés à la maison. Et à quatorze ? Il a acheté des poules dans une boutique, des oies via son oncle, reçu un lapin en cadeau...

À l’époque, il gardait sa ménagerie sur des terrains d’amis, de connaissances, sur des friches… ou à l’école. Ses moutons ont tondu la pelouse de son collège — le collège Léon-Blum de Villiers-le-Bel. Il allait les nourrir pendant la récréation, sous l’œil dubitatif de ses camarades.
Lorsqu’il est entré au lycée Maryse Condé à Sarcelles, son troupeau de cinq animaux l’a suivi. Une brebis, née sur place, s’appelle d’ailleurs Maryse. « Maintenant, les potes trouvent ça normal que j’aille les nourrir pendant la récré », assure le jeune homme aux yeux rieurs.
En service civique depuis avril pour s’occuper de la ferme
« Partout où il est passé, il a embarqué avec lui les équipes pédagogiques », dit Alain Sartori, chef du programme Agenda 2021 en faveur de l’environnement auprès de la Ville de Villiers-le-Bel. Emre l’a rencontré durant des balades de bergers urbains organisées par le quinquagénaire. Grâce à lui, les animaux ont pu trouver refuge de manière durable sur le Champ des possibles. « On a intégré Emre au projet de réhabilitation du lieu pour qu’il entre dans la légalité sanitaire et réglementaire avec ses animaux », explique Alain Sartori.

Au milieu du Champ des possibles, la ville se rappelle à nous : les avions décollent de l’aéroport de Roissy et les immeubles ne peuvent pas être complètement dissimulés derrière les arbres. La présence des animaux détonne. Des habitants s’arrêtent devant les enclos et discutent avec Emre qui, en bon maître des lieux, fait le tour du propriétaire et répond aux questions. Il présente chèvres et brebis par leur prénom, indique leur race – Suffolk, brebis anglaise, Manech, Lacaune, etc. –, décrit leur caractère.
Le jeune berger à la moustache naissante passe ici tout son temps libre : tantôt à promener le troupeau dans les alentours avec autorité, tâtant parfois de la baguette quand le bouc semble récalcitrant à ses ordres ou attrapant les cornes des chèvres pour les déplacer. Mais il prend aussi le temps de câliner tendrement Pistache, le chevreau qu’il a dégoté sur le site de vente en ligne Leboncoin, nourri au biberon. « C’est moi qui choisis les animaux, je les trouve via le bouche-à-oreille ou sur internet. Beaucoup échappent à l’abattoir en venant ici », explique-t-il.

Depuis avril, le travail commun entre Emre et les associations locales (Cemea Île-de-France, les As du puits, La Case) a été officialisé par un statut de service civique. Le jeune homme était alors en classe de première et son contrat court jusqu’à fin mars 2024. Un cadre utile à celui qui a longtemps agi en totale autonomie, assurent les adultes qui l’entourent. Il va notamment visiter d’autres fermes pédagogiques des environs pour comprendre comment elles sont organisées et la façon dont on y travaille.
Emre a aussi passé son Bafa grâce au soutien de la ville. L’occasion d’apprendre à travailler avec les enfants, qui jouent sur le « terrain d’aventure » voisin. Un espace éducatif a été installé il y a deux ans. Des enfants de tous les âges y courent, apprennent à manier les outils, construisent des cabanes ou préparent le goûter sur cette ancienne décharge sauvage nettoyée. Celles et ceux qui le souhaitent viennent caresser les animaux ou aider Emre. Comme ces trois petites filles, qui assistent à la traite d’une des chèvres nouvellement arrivées et dont les pis rasent le sol.
Construire sa propre entreprise d’écopâturage
« Il a de la volonté, il est passionné, il souffre quand ces animaux ne sont pas bien », assure Alain Sartori, en précisant que la collaboration avec le costaud gaillard n’est pas de tout repos. Tous ses proches saluent sa persévérance. « Ce sont mes vacances ici », dit le lycéen qui vit à 300 mètres de la ferme.
Et même quand Emre n’est pas physiquement avec ses bêtes, il est avec elles par la pensée. Il se renseigne sur leurs besoins et apprend à s’en occuper sur internet, dans les livres, les bandes dessinées, en allant à la rencontre de bergers, circassiens ou vétérinaires. « Sur son téléphone, il ne fait que regarder des documentaires sur les animaux », assure sa petite sœur Ayla, douze ans, qui n’a pas la fibre animale mais fréquente le terrain d’aventure.

« Il m’impressionne », dit sa mère Ummuhan. Au début, elle ne voyait pas d’un bon œil cette passion envahissante qui lui donnait l’air d’un enfant « bizarre » aux yeux des autres. Désormais, sa persévérance force le respect. Tout comme sa capacité à embarquer tout le monde avec lui.
En ce samedi de juillet, Djéhuty, un voisin, renforce la clôture des chèvres et tente tant bien que mal de canaliser l’énergie débordante du lycéen. « Je viens lui donner un coup de main, il a besoin d’aide. Enfin pas vraiment, il s’en sortirait aussi bien sans moi, mais je peux lui apporter mon expérience », rectifie humblement ce Martiniquais aux cheveux grisonnants qui a grandi au milieu des chèvres. Avant d’ajouter : « Depuis qu’il est tout petit, toutes ses conversations, c’est ça. C’est sa vie. Et quelqu’un qui aime les animaux, c’est quelqu’un qui aime la vie. »

Emre souhaite que sa petite ferme pédagogique grandisse – l’une des brebis est d’ores et déjà pleine. Plus tard, il espère aussi ouvrir sa propre entreprise d’écopâturage pour entretenir les espaces verts grâce aux animaux, comme il l’a déjà fait dans son collège ou son lycée. Pour la rentrée, il est en contact avec trois lycées dans le Val d’Oise pour y faire de l’écopâturage.
« C’est mieux que les machines, ça ne pollue pas et les moutons laissent des engrais naturels », explique-t-il. Mais sa mère est intransigeante : il faudra d’abord passer le bac. Alors en septembre, Emre entrera en terminale pour décrocher son bac pro électrotechnique. Tout en continuant à choyer Maryse, Oréo, Pistache et ses autres animaux.