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EnquêteClimat

Feux de forêt : les pilotes de Canadair méprisés par l’État

Aout 2021. Un Canadair éteint un feu dans le Var, à Gonfaron.

Pilotes de Canadair, techniciens, agents de piste : tous luttent, à la Sécurité civile, contre les feux, mais dans des conditions de travail dégradées. Cette précarité inquiète alors que la saison des feux approche.

Nîmes (Gard), reportage

« Début mars, j’étais en intervention feu dans l’Ariège avec mon copilote. Il n’avait toujours pas reçu sa dernière prime de vol, alors qu’elle représente 65 % de notre salaire. Je lui ai demandé pourquoi il était encore avec moi aux commandes de notre Canadair », dit Stéphan Le Bars, secrétaire général du SNPNAC GASC (Syndicat national du personnel navigant de l’aéronautique civile du Groupement d’avions de la Sécurité civile). Le pilote, ancien militaire décoré de la Légion d’honneur, n’a pas le profil type du syndicaliste. Il a pourtant bel et bien engagé un bras de fer avec son « patron », le ministère de l’Intérieur.

« Le ministère donne l’impression que cela ne les concerne pas. » © Guy Pichard / Reporterre

Point d’orgue d’une exaspération généralisée qui dure depuis trois ans (à la suite du transfert d’une partie de l’administration de la base de Nîmes vers Paris), un préavis de grève pour le 1er juillet a été voté à l’unanimité et déposé le 9 mars par les quatre-vingt-huit pilotes de bombardiers d’eau de la base aérienne de Nîmes-Garons dans le Gard. En plus de cinquante ans d’existence, c’est une première dans l’histoire de la Sécurité civile — spécialisée dans les missions de sauvetage et la lutte contre les feux de forêt. Salaires en retard voire non versés, CDD à répétition ou encore primes de vol et indemnités repoussées plongent certains pilotes dans des difficultés financières. Alors que la première vague de chaleur de l’année est attendue cette semaine, avec son lot d’incendies, ces tourments pourraient avoir des conséquences sur le travail de ces pompiers — et sur leur sécurité.

Pierre Ferrer : « Il nous manque des hélicoptères et cela risque d’être pareil cet été. » © Guy Pichard / Reporterre

Face à cela, l’administration temporise ou les guide, par exemple, vers la Fondation Jean Moulin [1] pour contracter des prêts à taux zéro. « L’un de nos jeunes possède une qualification A380 [2] et il va partir car il ne supporte plus d’être payé à moitié de son salaire », déplore Stéphan Le Bars. Depuis 2017, vingt-sept pilotes sont partis vers d’autres cieux, plus stables. « Nous étions dix-huit instructeurs sur la base et nous avons tous renoncé symboliquement en avril à cette qualification pour montrer notre mécontentement. La direction générale de la Sécurité civile n’a même pas compris le message, le ministère donne l’impression que cela ne le concerne pas », continue-t-il.

Parfaite illustration de cette absence de dialogue entre Paris et Nîmes, une visioconférence a eu lieu en janvier entre les syndicats de la base et le directeur de cabinet adjoint de Gérald Darmanin de l’époque, François-Xavier Lauch. Si ce dernier a assuré être à l’écoute des revendications des pilotes, il a été nommé préfet du Tarn cinq jours plus tard, avec pour effet la cessation brutale des négociations en cours. « Le dialogue avec la hiérarchie est difficile car quand il y a des réponses, elles peuvent parfois mettre deux à trois ans à arriver », confirme un autre pilote, qui souhaite rester anonyme. « Dans notre métier, nous nous devons d’être réactifs tout en composant avec une administration qui, elle, ne l’est pas. » 

Les hélicoptères et le personnel au sol aussi mobilisés

Si les pilotes de bombardiers d’eau font figure de locomotives médiatiques de la contestation grâce notamment à leur appareil légendaire, le Canadair, la lutte s’est propagée à toute la base de Nîmes. « Nous avons exactement les mêmes problèmes que nos collègues pilotes en ce qui concerne les salaires », explique Pierre Ferrer, technicien aéro sur la partie hélicoptères et représentant syndical du SAP-GMA UNSA. « Nous avons fait remonter cela à la direction des ressources humaines mais ce sont les caisses syndicales qui sont venues en aide aux salariés. » La partie hélicoptères de la Sécurité civile, qui représente plus de 280 personnes, se divise en deux parties sur le territoire français. À Nîmes sont regroupés la maintenance, le commandement et l’instruction. Pour le reste, vingt-trois bases accueillent les célèbres « Dragon » sur le territoire français, ces appareils jaune et rouge qui assistent les services de secours surtout pour les situations de grande urgence ou en zone difficile d’accès. « Actuellement, la base de Melun est fermée. Plusieurs l’étaient il y a quelques semaines pour la simple et bonne raison qu’il nous manque des hélicoptères. Ils sont en maintenance et nous avons du mal à nous fournir en pièces détachées, avec des retards à la clef », continue Pierre Ferrer. « Cela risque d’être pareil cet été. L’absence d’un hélicoptère sur une base est compensée soit par un appareil venant d’un autre secteur ou par davantage de travail pour les services de secours sur place, sans toutefois pouvoir effectuer les mêmes tâches. »

Les bombardiers d’eau Canadair et Dash sur le tarmac de la base de Nîmes-Garons. © Guy Pichard / Reporterre

Du côté du personnel au sol, la situation est parfois pire. Au « pélicandrome » de Nîmes-Garons [3], les quatre agents de piste ont des statuts de contractuel et sont payés parfois au Smic… quand le salaire arrive intégralement. « Malgré des horaires lourds, des astreintes et une période estivale chargée, ils vivent dans la précarité », souligne Pierre Ferrer. « Ils cumulent quatre mois de travail non-stop en période estivale et enchainent les CDD, sans avoir aucune visibilité ».

« Cette précarité financière et les incertitudes contractuelles nuisent à notre sécurité »

Conséquence, toute cette tension au quotidien nuit à la principale raison d’être de la base : la sécurité. À l’entrée du site, comme pour rappeler les risques encourus, sont gravés sur un mur les trente-quatre noms des pilotes de bombardiers d’eau morts « en service aérien commandé ». Le dernier en date, l’accident du Tracker 22 le 2 août 2019 à Générac, a — selon le rapport d’accident du bureau d’enquêtes et d’analyses BEA-E — parmi ses causes les préoccupations professionnelles de la victime. Le document souligne, outre les éléments naturels violents, « des problématiques humaines et organisationnelles à l’origine de l’accident ». Des risques que chaque membre de la base mesure, mais qui sont amplifiés par le tumulte administratif. « Cette précarité financière ainsi que les incertitudes contractuelles nuisent au quotidien à notre sécurité », explique un agent de piste, anonymement. « Les pilotes comme le personnel de bord ne sont pas considérés comme métier à risque. De même, nous, agents de piste, rechargeons les appareils sur le tarmac alors que les hélices tournent encore. Une erreur d’inattention peut être fatale. »

Un préavis de grève a été voté à l’unanimité par les quatre-vingt-huit pilotes de bombardiers d’eau de la base aérienne de Nîmes-Garons. En cinquante ans d’existence, c’est une première dans l’histoire de la sécurité civile. © Guy Pichard / Reporterre

Des feux de forêt plus nombreux

Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) est pourtant clair : sans action d’ici trois ans, l’humanité ne parviendra pas à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle et s’enclencheront alors des sécheresses, des tempêtes et, bien sûr, des incendies [4]. En 2020, Météo France prévoyait une nette augmentation de l’Indice de feu météorologique (IFM) à l’avenir. « La tendance climatique est aujourd’hui connue de tous, reste à savoir à quelle vitesse elle évolue », dit un pilote de bombardier d’eau Dash. « Par rapport à ces dernières années, les saisons de feux sont plus longues et vont maintenant jusqu’au mois d’octobre. Les incendies montent vers le nord d’année en année. » Si les feux qui se déclenchent dans les zones « urbanisées » sont généralement vite maîtrisés, dans les régions à faible densité de population comme les Cévennes, l’Ariège ou encore la Dordogne, les dégâts occasionnés sont beaucoup plus importants.

Lire aussi : Mégafeux : la France pourrait aussi être touchée

« Il existe en France une ligne qui, globalement, passe par Grenoble, Valence, Saint-Étienne et Bordeaux et qui est déjà dans un état de sécheresse proche du mois de juin », détaille Stéphan Le Bars. « Cette sécheresse dans les sols amène un stress hydrique dans les végétaux et provoque lors des grandes chaleurs un dessèchement du végétal impressionnant. Cela le rend très inflammable et propagateur de feu. Pour l’instant, les premiers signes montrent que cette saison s’annonce compliquée. » Une modernisation de la flotte est en cours et des avions supplémentaires ont été annoncés. Au-delà de ces effets d’annonce, c’est bien du côté du personnel et de son traitement que les négociations en cours au sein du ministère de l’Intérieur vont être déterminantes. « Un hélicoptère coûte environ 15 millions d’euros et un Canadair 55 millions, sans compter les heures de vol et l’entretien. C’est le prix à payer pour sauver des vies et nous souhaitons avec ces revendications pérenniser cette institution qu’est la Sécurité civile et la faire mieux fonctionner », conclut Pierre Ferrer. Contactée par Reporterre, la Fédération nationale de la protection civile n’a pas donné suite.

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