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EnquêteEau et rivières

La bataille des moulins engage le destin des rivières

Les associations écologistes veulent détruire ces obstacles artificiels pour restaurer la « continuité écologique » des rivières. Une vision de l’environnement remise en question par les défenseurs des moulins et les partisans de l’hydroélectricité, qui ont eu gain de cause à l’Assemblée nationale.

Le 7 avril dernier, l’hémicycle du palais Bourbon s’est soudainement enflammé. En plein débat sur le projet de loi Climat et résilience, les députés se sont pris de passion pour… les moulins à eau.


Thibault Bazin (LR) : « Madame la secrétaire d’État, entendez-vous les cris des territoires qui résonnent pour défendre nos moulins ?
— Jean-Luc Mélenchon (LFI) : Et les cris des poissons ?
— Charles de Courson (LR) : De nos campagnes !
— Julien Aubert (LR) : Nous sommes des Don Quichotte !


Une bonne heure de discussion animée et une flopée d’amendements plus tard, la représentation nationale adoptait l’amendement no 171 visant « à définitivement exclure la possibilité de financer la destruction des retenues de moulins ». Aussitôt adopté, cet article a suscité l’ire des associations écologistes, dont le collectif Rivières naturelles : « Ce texte est une offensive historique contre la biodiversité », écrit-il en préambule d’une pétition lancée en ligne pour « protéger les rivières d’une nouvelle menace ».

La suppression d’obstacles artificiels a permis le retour de la lamproie des rivières, une espèce migratrice, dans certains cours d’eau.

De quoi s’agit-il exactement ? Depuis des années, nombre de propriétaires de moulins accusent l’État de pousser à la destruction de leurs ouvrages à grands renforts de subventions. Pour les associations environnementales, telles que France Nature Environnement, il est au contraire « vital de détruire les barrages qui sont devenus obsolètes et de remettre en état nos cours d’eau. Vital pour les poissons migrateurs qui doivent remonter nos rivières et accéder aux frayères pour se reproduire, vital pour éviter les effets délétères des pollutions. » Au cœur de la polémique, la politique de restauration de la continuité écologique.

« Ce concept de continuité écologique a été créé en 2000 par la directive cadre européenne sur l’eau, explique le géographe Jacques-Aristide Perrin, auteur d’une thèse sur le sujet. On voyait les populations de poissons migrateurs décliner rapidement, et on a cherché un moyen de les sauver. » Pour survivre, saumons, aloses et anguilles ont en effet besoin de se déplacer le long du cours d’eau. « Or on dénombre plus 150 000 obstacles sur nos rivières, qui rendent difficile ou interdisent le passage des poissons… soit un obstacle tous les 4 km, c’est trop ! » dit Jacques Pulou, de France Nature Environnement. Parmi ces « obstacles », des digues, des barrages, mais également… des retenues de moulins. L’idée a donc émergé de « restaurer la continuité écologique », autrement dit, de rétablir « la libre circulation des organismes vivants et leur accès aux zones indispensables à leur reproduction, leur croissance, leur alimentation ou leur abri, le bon déroulement du transport naturel des sédiments ainsi que le bon fonctionnement des réservoirs biologiques », selon la loi sur l’eau de 2006. Et pour ce faire, il existe deux solutions : équiper les seuils pour les rendre « franchissables », à l’aide de passes à poisson et de trappes à sédiments, ou… les supprimer.

« Supprimer les retenues a été vu comme la solution la plus simple. »

Pour l’État, la politique de restauration de la continuité écologique était une aubaine : régulièrement pointé du doigt par Bruxelles pour son inaction face aux pollutions agricoles qui contaminent les rivières, il tenait là un outil opérationnel — et visible — pour montrer qu’il protégeait les milieux aquatiques. « La France a voulu jouer les bons élèves et résoudre la question de la qualité des eaux très vite, constate Christian Lévêque, hydrobiologiste. Mais l’objectif était trop ambitieux, intenable : supprimer les retenues a été vu comme la solution la plus simple. »

Dans les années 2010, les agents de l’État se sont donc mis au travail : ils ont identifié les obstacles « prioritaires » — soit parce que situés sur des cours d’eau plus vulnérables soit parce que sans usage — et ont œuvré à leur aménagement. « Bien souvent, l’arasement des seuils a été vu comme la solution la plus cohérente, et donc privilégiée », dit Claude Miqueu, qui préside un groupe de travail sur le sujet au sein du Comité national de l’eau. En effet, les passes à poissons, inventées pour permettre aux espèces aquatiques de franchir l’obstacle, ne sont pas efficaces à 100 % : « Elles permettent, dans le scénario le plus optimiste, le franchissement de 70 % des poissons, précise France Nature Environnement. Après dix obstacles rencontrés sur un cours d’eau, phénomène très courant en France, seuls un peu plus de 3 % des poissons parviennent sur leur lieu de reproduction, en amont. » Conclusion, pour les naturalistes : mieux vaut supprimer l’obstacle que tenter de l’atténuer.

Le barrage de la Sep, à Saint-Hilaire-la-Croix, a pour principale fonction l’approvisionnement agricole.

C’est là que les choses ont commencé à mal tourner : « Les propriétaires de moulins ont eu le sentiment qu’on leur imposait cette politique de destruction de leur ouvrage, et ils se sont regroupés pour se rebeller contre les actions de l’État », résume M. Perrin. Car les cours d’eau français comptent de nombreuses meuneries, entre 40 000 et 60 000 selon la Fédération française des amis des moulins (FFAM). Beaucoup sont aujourd’hui des lieux de villégiature, une centaine serait toujours en service, pour moudre de la farine, fabriquer de l’huile ou du papier ; enfin, une bonne part des quelque 2 000 petites centrales hydroélectriques ont été installées sur d’anciens sites meuniers. « Là où j’habite, on faisait du papier depuis le XVIᵉ siècle, et aujourd’hui, on y produit de l’électricité, témoigne ainsi Michel Andreu, membre de la Fédération des moulins de France. Défendre les moulins, c’est défendre un patrimoine industriel et paysager. » Un patrimoine « affectif » également, qui serait donc menacé.

Sur ces dizaines de milliers de retenues, 5 000 environ ont déjà été effacées [1], et 5 000 encore devaient être rendues « transparentes ». C’était sans compter sur l’action des associations de défense des moulins. Recours juridique, plainte devant le Conseil d’État, contre-expertise, lobbying… Dix ans plus tard, elles ont eu gain de cause : l’amendement no 171 vient préserver leur héritage.

« On va vers la fin des poissons migrateurs. On va tuer les rivières. »

« Avec ce texte, les agences de l’eau ne pourront plus financer l’effacement des seuils, et elles devront davantage financer les équipements comme les passes à poisson », se satisfait Pierre Meyneg, de la FFAM« C’est une catastrophe », réagit André Berne, de France Nature Environnement Normandie : « Si on ne peut plus prescrire d’effacement, même quand les propriétaires du moulin le souhaitent, on va mettre un coup d’arrêt à la politique de restauration de la continuité écologique, craint-il. On va vers la fin des poissons migrateurs. On va tuer les rivières. »

Alors qui croire ? « Une des difficultés de ce débat provient du manque de connaissances scientifiques sur le sujet, estime M. Perrin. On manque d’études et de reculs sur les effets — positifs ou négatifs — de la restauration écologique, mais également sur les effets des retenues d’eau. » Tandis que certaines études montrent le rôle des retenues pour épurer les eaux et amortir les crues, d’autres chercheurs soulignent les effets dévastateurs de ces barrages sur les cours d’eau, notamment en période de sécheresse. Alors que certains, comme Christian Lévêque, affirment qu’ « on n’a jamais démontré l’intérêt de la suppression des petits seuils pour la remontée des migrateurs », d’autres mettent en avant des exemples réussis, comme l’effacement du barrage de Maisons-Rouges, à la confluence de la Vienne et de la Creuse, qui « a permis le retour d’espèces qu’on ne voyait plus sur ces rivières, comme le saumon et la lamproie ».

La micro-centrale hydraulique de Coly-Lamelette sur l’Isle, à Sourzac, en Dordogne.

Autre enjeu, central et controversé : l’hydroélectricité. Car ces moulins et leurs seuils constituent autant de sites idéaux pour installer des turbines et produire de l’électricité renouvelable. C’est d’ailleurs cet argument qui a convaincu nombre de députés de voter l’amendement no 171, à l’instar de M. Mélenchon : « Ce sont des milliers et des milliers de moulins que nous devrons construire pour passer à 100 % d’énergies renouvelables », a insisté l’élu insoumis le 7 avril dernier. France Nature Environnement alerte pour sa part sur cette « fausse bonne idée » : « La production d’électricité de ces petits barrages hydroélectriques représente à peine 0,3 % de la consommation d’électricité en France, souligne l’ONG. Leur contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France serait donc négligeable, pour un effet très fort sur la biodiversité des milieux aquatiques. » Il y a deux ans, Reporterre a enquêté sur la multiplication problématique de ces microcentrales.

Derrière ces débats d’experts, deux visions des rivières s’affrontent. Pour les associations environnementales, il est essentiel de limiter les conséquences des activités humaines sur des écosystèmes déjà très fragilisés, et de laisser certaines rivières « naturelles », « libres » ou « sauvages ». « Certains cours d’eau doivent être considérés comme des “no-go zones”, expliquait ainsi Simon Burner, de SOS Loire vivante, à Reporterre. Il faut préserver les rivières en bon état écologique, quitte à suréquiper d’autres tronçons déjà très dégradés ou sans intérêt en matière de biodiversité. »

« Les espèces se sont toujours adaptées. »

Les amis des moulins, à l’instar de Pierre Meyneg, fustigent cette « idéologie naturaliste radicale de la renaturation ». « Restaurer un cours d’eau ne veut pas dire grand-chose dans un monde en perpétuel changement, estime également Christian Lévêque, auteur d’un récent ouvrage intitulé Quelles rivières pour demain ? (éditions Quae). Les milieux aquatiques sont anthropisés depuis des siècles, et les espèces se sont toujours adaptées. Le barrage du Der est complètement artificiel, des bocages ont été détruits pour le créer, mais il constitue aujourd’hui un spot ornithologique renommé. »

Pour sortir de la dispute, Claude Miqueu prône une « politique apaisée de la continuité écologique » : « Il faut plus de dialogue et des réponses au cas par cas, car chaque rivière et chaque moulin sont différents », dit-il. Araser certains seuils — quand les propriétaires le souhaitent —, en aménager d’autres, et « évaluer après coup les effets de l’opération ». Mais pour ce faire, il faut que l’amendement no 171, qui ferme la porte à toute possibilité d’effacement des barrages, soit retiré. « J’en appelle à l’humilité collective, alerte-t-il. Si le Sénat confirme le vote de l’assemblée, c’est fini… on est repartis pour des années de tension ! » La bataille des moulins n’est pas terminée.

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