La cueillette des plantes sauvages, un monde très lucratif en manque de régulation

Cueillette de l'arnica. - © AFC
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Nature ÉconomieTirée par la mondialisation et l’attrait du public pour les produits naturels, la cueillette de plantes sauvages en France est un métier de marge qui se professionnalise. Reste à réguler une activité qui brasse des quantités importantes de végétaux, et pour laquelle l’absence de cadre ne permet ni d’en connaître les possibles conséquences ni d’en limiter les abus réels.
Infusions, huiles essentielles, beurre de karité, sève de bouleau, pommade à l’arnica... Les plantes médicinales et aromatiques sont partout dans nos produits du quotidien, et 60 à 90 % d’entre elles sont cueillies dans la nature à l’échelle mondiale, selon un rapport de 2018 de l’ONG Traffic. Quand on sait que leur marché a triplé entre 1999 et 2015 pour atteindre plus de 3 milliards de dollars (environ 2,5 milliards d’euros) en 2015, on peut imaginer que la cueillette suit la même tendance. En France, 728 espèces et sous-espèces de flore peuvent être cueillies — soit 10 % de la biodiversité végétale, d’après une enquête parue en 2015 dans Le Monde des plantes.
Quelle est la conséquence de ces cueillettes sur la flore ? Difficile à dire, tant les données manquent. En France, si la grande majorité de ces plantes ne figurent pas sur la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne subissent pas de pression : tout dépend de la plante. Rhodiola (Rhodiola rosea), ail des ours (Allium ursinum), reine-des-prés (Filipendula ulmaria) et bourgeons ont récemment vu augmenter leurs demandes, sous l’effet de modes. Mais les plus gros volumes concerneraient aujourd’hui des montagnardes communes : l’arnica des montagnes (Arnica montana) et la gentiane jaune (Gentiana lutea).
Très utilisé en homéopathie et en phytothérapie, l’arnica des montagnes est cueillie dans les Vosges, le Massif central, les Alpes et les Pyrénées. La gentiane jaune, dont l’essentiel de la production mondiale viendrait de France, se récolte dans le Massif central, les Alpes et les Pyrénées pour fabriquer alcools et produits pharmaceutiques. Une bonne condition physique est requise pour la récolte : quand la plante est âgée de 25 à 30 ans, il faut arracher une racine de 1 kilogramme à plus de 1 mètre de profondeur au moyen d’un pic, d’une « fourche du diable », voire d’une mini-pelle. En 2012, un état des lieux de la cueillette réalisé par le Conservatoire botanique national du Massif central estimait le volume annuel de gentiane récoltée localement à plus de 121 tonnes chaque année, et à 3,2 tonnes pour l’arnica.

« Une cueillette opportuniste »
« On constate des pillages de ces plantes, mais aussi d’autres comme l’ail des ours ou le thé d’Aubrac », dit Alexandre Dufour, cueilleur adhérent à l’Association française des professionnels de la cueillette de plantes sauvages (AFC) et à la coopérative Sicarappam. Des abus qui, selon lui, seraient principalement le fait d’une main-d’œuvre « non formée à la cueillette, parfois saisonnière, étrangère et sous-payée, qui fait du volume ». Constat équivalent du côté du Parc national des Cévennes. Malgré des règles strictes encadrant depuis 2017 la cueillette de cinquante-six espèces en zone cœur (au centre du parc), Frantz Hopkins, chargé de mission à la flore au parc, observe ponctuellement une « cueillette opportuniste dans un monde devenu très concurrentiel ».
Dans le Parc naturel régional (PNR) des Pyrénées catalanes, menaces et violences surgissent entre cueilleurs, propriétaires fonciers et élus en raison de cueillettes hors des clous. « Si on cueille le narcisse des poètes (Narcissus poeticus) sans faire attention, on peut piétiner le foin qui pousse dans les prairies de fauche, et ainsi gêner les éleveurs, dit Ingrid Forey, chargée de mission animation pour le PNR des Pyrénées catalanes. Or, le kilo de fleurs fraîches de narcisse se vend entre 2 et 3 euros et on peut en récolter des tonnes, donc se faire un bon revenu en trois semaines de gros boulot. »

La loi oblige tout cueilleur amateur ou professionnel à demander l’autorisation du propriétaire, qu’il soit public ou privé, sans quoi son geste peut être considéré comme du vol [1] et ainsi l’obliger à quitter le site. Un travail qui peut être long sur des parcelles morcelées : « En une journée, on peut travailler sur des parcelles relevant du domanial, du communal et du privé avec indivisions », note Raphaële Garreta, chargée de l’ethnobotanique au Conservatoire botanique national des Pyrénées et Midi-Pyrénées (CBNPMP).

Petit monde, gros tonnages
Pour cueillir dans les règles de l’art, il faut aussi se référer à l’arrêté ministériel du 20 janvier 1982 qui établit des listes de plantes protégées aux échelles nationale, régionale, départementale ou préfectorale, selon des arrêtés ministériels ou préfectoraux. Les cueillettes de l’adonis de printemps (Adonis vernalis) ou du caroubier (Ceratonia siliqua) sont par exemple interdites sur tout le territoire, sauf autorisation exceptionnelle. Celles de l’arnica des montagnes ou de l’airelle rouge (Vaccinium vitis-idaea) sont, elles, réglementées par arrêtés préfectoraux.
Il faut aussi tenir compte des lois internationales (comme les règles de la Convention Cites) et de celles liées aux espaces protégés. Comme si cela ne suffisait pas, diverses dérogations sont possibles. Tout cueilleur professionnel doit connaître ce mille-feuille réglementaire.

Car la pratique a évolué : elle s’est professionnalisée et attire du monde. « En quelques décennies, on est passé d’une cueillette d’appoint — quoique lucrative — aux mains des paysans, à une revendication comme métier, avec un savoir-faire dans la gestion des ressources et des formations, même non professionnalisantes, dit Raphaële Garreta. En parallèle, les années 2000 et les fortes demandes pour certaines plantes ont vu apparaître une main-d’œuvre saisonnière étrangère, et une explosion du nombre de personnes voulant s’installer comme cueilleuses. »
Résultat : aucun statut légal ne permet aujourd’hui d’encadrer une activité confidentielle, dont le nombre précis d’adeptes en France est inconnu. L’AFC, créée en 2011 pour rassembler la profession autour de valeurs communes, compte 163 adhérents dont une vingtaine d’entreprises. Elle estime à une centaine le nombre de cueilleurs professionnels, lesquels ont le statut de commerçant, artisan, agriculteur ou plusieurs à la fois. Une centaine d’entreprises exploiterait par ailleurs des plantes sauvages. Quant à ceux qui cueillent ponctuellement, on ignore leur nombre. « C’est un petit monde assez invisible, pour des quantités de plantes cueillies impressionnantes et qui ne cessent d’augmenter », dit Raphaële Garreta.

Pour mieux cerner les acteurs et obtenir des chiffres, un projet d’Observatoire des cueillettes est en cours de création entre plusieurs entités : l’AFC, le Conservatoire national des plantes à parfum, médicinales et aromatiques et industrielles (CNPMAI), le CBNPMP, AgroParisTech et FranceAgriMer. En attendant, l’AFC tente de réguler l’activité en sensibilisant cueilleurs, transformateurs, consommateurs et pouvoirs publics à l’importance de pérenniser à la fois les ressources naturelles et la profession : une charte de la cueillette a été réalisée à cet effet, ainsi qu’un guide des bonnes pratiques et un premier livret technique, sur une centaine de prévus.
Une réglementation nécessaire
Renforcer le cadre légal n’est pourtant pas une priorité, selon les membres de l’association. « Cela compliquerait la vie des cueilleurs déjà installés, comme par exemple le fait d’imposer des formations, dit Michaël Arnou, cueilleur artisanal dans l’Aveyron et secrétaire général de l’AFC. Notre but est que les cueilleurs s’engagent professionnellement à respecter les listes de plantes et la ressource. Tant que la cueillette n’est pas encore régulée, plus il y aura de cueilleurs travaillant dans ce sens, plus on pourra refuser certaines demandes d’industriels. »

Les gestionnaires d’espaces naturels aussi rédigent des chartes et tentent la médiation, à l’instar du Conservatoire botanique national de Corse et du PNR des Pyrénées catalanes. « On négocie directement avec les acteurs, dit Ingrid Forey. Si on n’arrive pas à convaincre un cueilleur de demander des autorisations, on peut convaincre l’acheteur de les exiger. Ça a fonctionné pour le narcisse : un cueilleur a fini par accepter de demander l’autorisation quand le transformateur, un gros industriel de la parfumerie, l’a mieux payé. »
Ces démarches volontaires ont leurs limites, puisqu’elles dépendent de la bonne volonté de tous. « Tant qu’il n’y aura pas de réglementation contraignante, il y aura toujours des formes de violence », prévient Raphaële Garreta. Quant aux contrôles de terrain, ils seraient améliorables. « Les agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) découvrent la thématique et n’ont pas toujours le temps de vraiment la considérer. Les questions animales, comme celle de l’ours, sont souvent largement prioritaires. » « En Ariège, nous sommes une vingtaine d’agents de l’OFB, censés être des couteaux suisses », argue Sébastien Corona, inspecteur de l’environnement qui s’occupe à la fois des grands prédateurs et de la gentiane. Par ailleurs, les modalités de contrôle elles-mêmes peuvent être vagues : l’actuel arrêté préfectoral impose notamment de limiter le prélèvement à « un pied sur deux », ce qui n’est pas forcément évident à vérifier sur le terrain.

Des suivis scientifiques permettraient de connaître l’état des populations des plantes les plus cueillies et ainsi d’ajuster la cueillette. À Ascou (Ariège), le CBNPMP teste un plan de gestion pilote de la gentiane jaune, tandis que dans le Markstein (Vosges), un suivi et un plan de gestion de l’arnica des montagnes existent depuis 2007, grâce à la convention de partenariat signée entre le PNR des Ballons des Vosges, le Conseil général, les agriculteurs, cueilleurs, communes et laboratoires concernés, comme Weleda. Malgré cela, cette population d’arnica s’est effondrée en 2019, notamment en raison des hivers trop doux ou de certaines pratiques agricoles. À moins d’avoir accès aux carnets de commandes, impossible aujourd’hui de savoir comment les industriels et les laboratoires s’approvisionnent. L’effet de la cueillette en France serait pourtant à relativiser, selon Frantz Hopkins du Parc des Cévennes : « Les droits d’un propriétaire agricole ou forestier dépassent largement l’empreinte écologique d’un cueilleur. »