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Science et citoyens

La recherche « au service de l’économie » : les scientifiques se rebiffent

Le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) suscite la colère de la communauté scientifique, qui craint une précarité accrue et une remise en cause de leur indépendance. Certains chercheurs dénoncent une loi qui veut mettre « la recherche au service de l’économie ».

Alors que l’épidémie de Covid-19 vient rappeler l’importance d’une recherche libre et indépendante, le projet du gouvernement menace cette autonomie. En février 2019, le Premier ministre, Édouard Philippe, a annoncé la préparation d’une loi de programmation pluriannuelle de la recherche visant à « redonner à la recherche de la visibilité, de la liberté et des moyens ». La loi doit être présentée au Parlement courant 2020 pour être adoptée en 2021 [1].

Pour élaborer cette loi, le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a commandé trois rapports préparatoires parus en septembre 2019. Ces rapports, réalisés par des groupes de travail composés de scientifiques français et étrangers, de directeurs d’organismes de recherche, de présidents d’université, de parlementaires et d’acteurs industriels, portaient sur la question du financement de la recherche, sur l’attractivité des emplois et des carrières scientifiques et sur la recherche partenariale et l’innovation.

Ils ont provoqué une vague de contestation inédite de la communauté scientifique. Dans une tribune publiée le 4 mars, 800 universitaires ont menacé de démissionner de leurs responsabilités administratives pour protester contre le projet de loi. De plus, les manifestations et grèves générales se sont multipliées à l’appel de la coordination des facs et labos en luttes, avec notamment la mobilisation massive du 5 mars, qui à réuni plus de 25.000 personnes d’après les organisateurs.



« Aujourd’hui 20 à 35 % du temps de travail des chercheurs est du travail administratif »

Une des craintes concerne l’accroissement de la part de la recherche financée par projet, c’est-à-dire dont le financement repose sur une procédure d’appel d’offres. Pour Gilles Martinet, doctorant en géographie enseignant à l’université Paris-Est Créteil et membre du collectif Université ouverte, il s’agit d’une « dégradation du travail des chercheurs, qui deviennent des chercheurs de financement. Aujourd’hui 20 à 35 % du temps de travail des chercheurs est du travail administratif, dont la majorité pour la recherche de financement ». Mais ce mode de financement pose aussi le problème de l’orientation donnée à la recherche : « Le cadre est donné selon les lubies politiques du moment, comme les neurosciences pour Jean-Michel Blanquer », dit M. Martinet. Résultat : des « projets importants ne sont pas financés. Le cas de Bruno Canard, qui travaillait sur le coronavirus et n’a pas obtenu de fonds est éloquent. On n’aurait pas eu ce problème avec des financements pérennes ».

Lors de la mobilisation du 5 mars.

Les cinq milliards d’euros supplémentaires en dix ans pour le budget de la recherche annoncés par Emmanuel Macron le 19 mars lors d’une visite à l’Institut Pasteur n’y changent rien. Alors que le président de la République parle d’un « effort inédit depuis l’après-guerre », le collectif Université ouverte y voit un simple « effet d’annonce » en affirmant que « ces cinq milliards sont au mieux équivalents à l’investissement des dix dernières années qui nous ont amenés à cette situation catastrophique ».

C’est peu dire que les besoins sont immenses, tant le secteur de la recherche est en voie de paupérisation depuis plusieurs années. Ainsi, le rapport 2, intitulé Attractivité des emplois et des carrières scientifiques fait le constat que « l’emploi scientifique permanent a connu une érosion depuis plus de dix ans, en partie masquée par le recours à des contrats précaires ». De même, Université ouverte rapporte qu’il y a une « explosion du recours aux vacataires, payés en dessous du Smic et avec des retards de paiements pouvant aller jusqu’à 1.440 jours, avec une médiane à 241 jours ». Pourtant, les propositions faites dans ce rapport risquent d’aggraver cette précarisation en développant notamment les contrats de projets — des CDD (contrats à durée déterminée) signés pour la durée de réalisation d’un projet défini à l’avance — ou en créant de nouvelles voies de recrutement, comme les « tenures tracks », c’est-à-dire des recrutements où la titularisation n’arrive pas avant six ans et est conditionnée aux résultats académiques et à l’obtention de financements. Pour l’association Sauvons l’université, c’est « le statut même de fonctionnaire des enseignants-chercheurs, adossé à la garantie de l’emploi, qui est foncièrement remis en cause ».

Enfin, ces rapports préparatoires proposent un renforcement des partenariats publics-privés, où le travail de recherche et l’effort de financement sont menés conjointement par les laboratoires publics et des entreprises. Pour M. Martinet, « le financement de thèses par le dispositif Cifre est le cas le plus fréquent de partenariat public-privé, ce qui pose un problème d’autonomie de la recherche puisque l’employeur peut bloquer la publication de la thèse lorsque les résultats ne lui conviennent pas, avec des conséquences dramatiques pour la carrière des doctorants ».

Mobilisation du 5 mars 2020 à Paris.

Cela peut également conduire « à la publication de brevets privés sur des recherches menés par des financements publics » ou à des orientations discutables données à la recherche. Par exemple, « la part de la recherche médicale financée par des fondations est croissante, cela conduit à mettre de l’argent essentiellement sur des maladies qui concernent un certain profil social, au détriment d’autres infections pourtant bien plus répandues. D’où l’importance de financer la recherche médicale par l’impôt ».

« Une fuite en avant portée par une idéologie de la croissance et du progrès »

Jean-Michel Tornatore, enseignant-chercheur en anthropologie à l’université de Bourgogne, dit à Reporterre que « la recherche sur projet suit les conjonctures et ne permet pas de régler les problèmes écologiques. Elle se situe dans une logique néolibérale de l’université fondée sur l’excellence et la compétitivité, mais c’est une idée contreproductive, qui s’appuie sur l’exploitation des individus et de notre environnement ». Pour permettre une recherche qui favoriserait la transition écologique, il faut l’envisager dans « une temporalité longue où on pourrait penser et avoir conscience des interdépendances entre les disciplines ». Or, c’est tout l’inverse des financements par projets « qui tendent à hiérarchiser les disciplines, à les mettre en compétition comme avec les laboratoires ou les chercheurs ».

Rassemblement devant la Sorbonne contre la LPPR et pour la création des postes en ESR, le 3 mars 2020.

De plus, l’esprit de cette loi est de mettre la recherche « au service de l’économie pour mettre fin au décrochage de l’industrie française », estime Steve Hagimont, maître de conférence à l’université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et membre de l’Atelier d’écologie politique de Toulouse. « Or, cette recherche là ne peut pas lutter contre les changements écologiques. Les technologies actuelles n’ont pas montré de possibilité de rendre la croissance économique compatible avec la décroissance des émissions de gaz à effets de serre ». Par exemple, « le modèle donné est de renforcer les partenariats public-privé, en s’inspirant des leaders de l’économie mondiale comme Google, Amazon ou Airbnb, qui sont aujourd’hui pointé du doigt parce que leurs profits passent par de fortes émissions et une précarisation de l’emploi ».

Si les thématiques environnementales y sont tout de même présentes, c’est uniquement « comme des opportunités de placement sur des marchés d’avenir comme l’agriculture verte », dit Steve Hagimont. Pourtant, « cette loi était une occasion de faire de la recherche un outil face aux enjeux climatiques », affirme t-il. En effet, « la recherche peut jouer un rôle de diagnostic sur ce que peuvent entraîner certaines évolutions technologiques comme les énergies renouvelables, la 5G ou sur l’état de la planète ». Mais aujourd’hui, « il n’y a plus de liberté académique, la recherche est orientée selon les occasions de carrière et le financement par projet. » Le collectif Rogue ESR parle même d’une occasion gâchée « d’écrire enfin une loi de refondation d’une université et d’une recherche à la hauteur des enjeux démocratique, climatique et égalitaire de notre temps ». C’est pourquoi il est important de « renforcer le lien entre la recherche et la société civile, afin de redonner du sens à la parole scientifique », soutient M. Hagimont.

L’association Sciences citoyennes s’est créée en 2002 avec cet objectif « de réappropriation citoyenne et démocratique de la science, afin de la mettre au service du bien commun ». Elle souhaiterait que les orientations données à la recherche soient décidées par une convention citoyenne, mais sur un modèle moins centralisé que celle sur le climat. En réponse aux rapports préparatoires sur la LPPR, elle avait organisé un séminaire public intitulé Pour une recherche avec et pour les citoyens le 13 février à Paris « afin de réfléchir ensemble à une organisation de la recherche qui soit à même de mieux servir l’intérêt général et de répondre aux défis que nos sociétés doivent désormais relever ».

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