La réforme de la recherche « ne nous incite pas à prendre soin du monde dans lequel on vit »

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Climat Politique Science et citoyensLe projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche, en discussion à l’Assemblée nationale cette semaine, suscite le débat dans le monde scientifique. Il va promouvoir une recherche basée sur la compétition et le court-terme, dénonce dans cette entretien une enseignante-chercheuse spécialisée en climat et environnement.
25 milliards d’euros pour la recherche jusqu’en 2030 ; redonner de l’attractivité aux métiers de la recherche ; maintenir la place de la France sur la scène scientifique mondiale… Voilà quelques unes des promesses du projet de loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030, discuté à l’Assemblée nationale jusqu’au vendredi 25 septembre. Le gouvernement vante un investissement tel qu’on n’en avait pas vu depuis 1945 mais son texte est loin de faire l’unanimité chez les principaux concernés. Sur le fond, ce projet de loi va surtout accentuer la compétition dans le monde de la recherche, dénoncent beaucoup de scientifiques. C’est le cas de Jeanne Gherardi-Scao, enseignante-chercheuse à l’Université de Saint-Quentin-en-Yvelines, rattachée au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE). Elle est aussi membre de l’atelier d’écologie politique écopolien, un « groupe universitaire d’écologie politique ».

Reporterre — Quelle vision de la recherche défend ce projet de loi ?
Jeanne Gherardi-Scao — Le principal problème est que cette loi est profondément darwinienne – et revendiquée comme telle par le président du CNRS [Centre national de la recherche scientifique] [1]. C’est une loi qui va promouvoir le star system, donner beaucoup d’argent à un petit nombre de winners, sur des sujets qui sont à la mode, des sujets « solutionnistes » [qui prétendent apporter des solutions rapides], au détriment d’une science plus humble, moins porteuse, jugée moins productive. On va concentrer les fonds là où ils sont déjà et accentuer les inégalités que l’on perçoit déjà dans les laboratoires et les universités.
En quoi cette loi est-elle « darwinienne » ?
Elle promeut la compétition à tout prix. Un des points qui a été mis en avant par le ministère est que les enseignants chercheurs qui publient beaucoup pourraient avoir des décharges d’enseignement. C’est la punition par l’enseignement. Ceux qui ont plus de difficulté, on va leur donner des enseignements en plus. Donc si on ne publie pas, on périt.
Avez-vous des exemples de ce que cela pourrait produire dans la façon de faire de la recherche ?
Un bon exemple est celui de la Covid-19. Pendant très longtemps, la recherche sur les épidémies, la contamination, était complètement sous-financée. Et là, on observe un revirement de situation tel que l’on met des fonds dans l’urgence pour tout et n’importe quoi dès qu’il s’agit de recherches en lien avec la Covid.
On peut imaginer aussi que les sujets tels que la 5G ou l’hydrogène, qui prétendent apporter des solutions rapides au changement climatique, vont être privilégiés. Cela au détriment d’une recherche de fond comme la paléoclimatologie qui tente de comprendre les processus passés d’un système, ou de problématiques scientifiques non résolues mais moins axées vers une démarche productive.

Certaines disciplines en particulier pourraient-elles souffrir de cette loi ?
Je pense d’abord aux sciences sociales, déjà en difficulté. Comment va faire le spécialiste de tel courant de l’art en histoire médiévale pour avoir des financements ? Mais dans les rangs de la mobilisation contre ce projet de loi, on trouve autant de personnes dans les sciences dures que les sciences sociales, car globalement on est tous logés à la même enseigne. Quand on fait de la recherche fondamentale, on devrait avoir les moyens de conduire notre recherche sans soucis de productivité.
En tant que chercheuse sur les questions climatiques, craignez-vous que votre domaine soit particulièrement touché ?
On peut voir ça sous différents angles. On peut penser que les sujets liés à la crise écologique sont porteurs et vont attirer des financements. Mais l’expertise s’acquiert au fil du temps. Par exemple, la recherche sur le climat a besoin de données acquises via des réseaux d’observation – océaniques, atmosphériques – pérennes. Dans cette vision par projet, leurs moyens ne sont pas assurés.
Autre exemple, certains projets permettent d’obtenir des financements colossaux pour des machines d’observation toujours plus performantes, mais on n’a pas les moyens de les faire fonctionner faute de gens. Il y a de moins en moins de postes de chercheurs de long terme au CNRS. Il faut aussi des personnels permanents côté techniciens et ingénieurs pour faire fonctionner les équipes.

Pourquoi dites-vous que ce projet de loi va accélérer la destruction de la planète ?
Il nous incite, scientifiques, à plus de productivité, à prendre l’avion pour valoriser nos recherches dans des colloques internationaux, etc. Cela a un coût environnemental non négligeable ! On organise aussi des missions en Antarctique ou Arctique, ou des campagnes océanographiques, qui ont un bilan carbone particulièrement important. En a-t-on besoin d’encore plus pour nos recherches ? Ce texte de loi ne nous incite pas à avoir une analyse critique de la façon dont on produit notre recherche, il ne nous incite pas à prendre soin du monde dans lequel on vit.
Son impact sur la jeune génération de chercheurs est aussi beaucoup discuté. Pouvez-vous nous expliquer vos craintes ?
Je ne fais pas partie des gens qui seraient pénalisés. Je suis en poste. Cette loi va même revaloriser mon statut. Mais au détriment des jeunes ! Elle prévoit notamment la mise en place de systèmes de « tenure track », sur le modèle anglo-saxon. Cela consiste à recruter de jeunes chercheurs sur des postes en CDD pour trois ou six ans. Cela va précariser les jeunes.
Quand on termine sa thèse on a en général 26 ou 27 ans, puis si on a de la chance on peut être recruté pour trois ans, puis encore trois ans, etc. Je ne suis pas certaine que la jeune génération aura l’opportunité de construire une vie familiale dans un contexte serein. C’est assez terrifiant en fait. Surtout qu’en parallèle, il y a de plus en plus de thésards mais de moins en moins de postes post-thèse. Beaucoup optent donc pour un parcours non académique pour la suite.
Certains promoteurs de la loi la défendent en rappelant que les scientifiques français publient moins aujourd’hui qu’il y a vingt ans, que la France a perdu des places dans le classement mondial...
Ce n’est pas cette loi qui va révolutionner les classements ! La ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal et le Premier ministre Jean Castex sont venus visiter notre laboratoire la semaine dernière. Notamment parce que nous sommes sur le plateau de l’université Paris-Saclay, qui a intégré le prestigieux classement de Shanghai, élaboré sur la base exclusive des publications. Le laboratoire de mathématiques qui nous a permis de l’intégrer n’a pas attendu cette loi pour publier ! Ils ont toujours été brillants.
Les classements basés sur les publications sont biaisés. Cette loi va juste encourager à publier à tout prix, alors qu’aujourd’hui cela n’a plus de sens car il existe des revues où l’on peut payer pour être publié. Elle risque même de générer des comportements peu éthiques.
Par ailleurs, il est important de souligner que la recherche en « mode projet » génère des déviances. C’est l’exemple du rapprochement entre l’école Polytechnique et Total via une chaire d’enseignement financée par l’entreprise. Les mécènes sélectionnent les projets. Cela biaise les recherches et génère une sorte de greenwashing colossal.
Comment faudrait-il soutenir la science selon vous ?
Ce que l’on appelle de nos vœux, c’est une loi de programmation de la recherche qui permettrait d’avoir plusieurs milliers de postes permanents pour ne pas perdre le savoir-faire des jeunes chercheurs, mais aussi des techniciens et des ingénieurs. Qui promeut une recherche pluridisciplinaire pour faire le lien avec la société et qui abandonne la compétition comme seul horizon possible, pour nous permettre d’avancer dans un état d’esprit de coopération.
- Propos recueillis par Marie Astier