Les fumées toxiques, un poison de plus dans l’enfer que vivent les migrants

Un feu à l’entrée du campement du Pré-Saint-Gervais, le 15 décembre 2021. - © NnoMan Cadoret/Reporterre
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MigrationsPour affronter le froid, les demandeurs d’asile et sans-papiers allument dans leurs camps de misère des feux de fortune. Ceux-ci dégagent des fumées toxiques créant de fréquentes maladies.
Île-de-France, reportage
Depuis quelques années, les hivers se suivent et se ressemblent sous les ponts et tunnels du nord-est parisien. Les riverains ont pris l’habitude de croiser, sur le trajet qu’ils empruntent quotidiennement pour se rendre ou rentrer du travail, des tentes bon marché alignées en file indienne, entassées sous les abris précaires que constituent ces infrastructures. À l’intérieur, une majorité d’hommes, seuls, venus de pays pauvres ou en guerre, patientent en attendant des papiers. Depuis le 19e arrondissement de Paris, Maëlys enfourche chaque matin sa trottinette pour se rendre dans la cantine qui l’embauche à quelques kilomètres d’ici, près de la place de la Nation. « Je les vois tous les jours depuis six mois. Ils se sont fait déloger plusieurs fois par la police, mais il y a toujours plus de monde. Alors pour ne pas gâcher nos invendus, j’ai décidé de les leur apporter », confie-t-elle, démunie.
Ça tombe bien, Asrar et ses « amis » afghans, les compagnons d’infortune à côté desquels il a planté sa tente sous un pont du canal de l’Ourq, ont faim. La plupart ont pris l’habitude d’aller dîner au « restaurant », le local des Restos du cœur situé porte de la Villette et prêté à l’association La Chorba, qui y distribue quotidiennement des repas chauds. Mais en attendant le vrai repas, un sandwich au coin du feu est toujours bienvenu. Ici, le bien nommé feu de camp remplace le zinc chaleureux du bistrot.
« Pour ne pas rester tout le temps sous la tente, on fait brûler du bois et on se retrouve autour à plusieurs, pour discuter, oublier un peu », confie Asrar. En Afghanistan, dans la province de Nangarhâr, encore touchée le mois dernier par un attentat meurtrier, il était journaliste. Quand on lui demande de quoi il parle, le soir, près du feu, il reste interdit : « Je ne saurais pas dire, je n’arrive même plus à réfléchir en français. Ma tête n’est pas tranquille, je suis épuisé de vivre comme ça. » Il n’aura pas à faire semblant aujourd’hui : la nuit n’est pas encore tombée que déjà, le bois vient à manquer. Alors que les dernières braises crépitent timidement dans le tapis de cendres, les voix s’estompent, entrecoupées de silences. Ce soir, la nuit est arrivée en avance.

Quelques dizaines de mètres plus loin, autre pont, autres tentes. Là encore, c’est auprès du feu que l’on a pris l’habitude de se réunir quand le jour décroît. Le modeste seau de fer que le groupe a réussi à se procurer fait la taille d’une marmite, aussi il faut s’en tenir proche afin d’apprécier la chaleur qui en émane. Ce jour, la « pêche » au bois a été bonne : une dizaine de planches bien sèches, qui devraient permettre à Ali, Ousmane et Ahmed de disserter durant quelques heures sous le pont. Et de contempler, dressés sur l’autre rive, les locaux rutilants de la Mutuelle BNP Paribas.

« Maux de tête aigus, étourdissements, nausées, vomissements »
Un homme s’approche, d’un pas hésitant. Depuis deux jours, il tousse, si fort qu’il en a des crampes au ventre. « C’est le feu. Le feu, le froid, tout. On tombe souvent malade. » La baisse drastique des températures, qui n’a guère dépassé les 5 °C durant les dernières nuits, y est certainement pour beaucoup. Mais pas seulement. Plus pernicieuse, la fumée qui s’échappe des baquets dégage des substances toxiques, parmi lesquelles du monoxyde de carbone (CO), un gaz potentiellement mortel. La concentration de CO détectée dans l’air aux abords du feu, ce soir-là, est supérieure à 400 parties par millions (ppm).
Dès les premières heures d’exposition, un tel taux a des conséquences sur la santé. Des « maux de tête aigus, des étourdissements, nausées, vomissements » peuvent apparaître, indique à Reporterre le Centre antipoison et de toxicovigilance de Paris. À moyen terme, les risques évoluent. « Dans tous les contextes de feux ouverts sans évacuation de fumée, il y a un risque d’intoxication aigu par le monoxyde de carbone. Si l’espace est aéré, mais l’exposition plus permanente et continue, les risques sont moins aigus, et plus chroniques », explique le Dr François Bournerias, responsable de mission pour Médecins du monde.

Les associations rapportent que ce sont en partie ces feux, menaçant directement la sécurité des quelque 237 personnes installées sous le tunnel Sigmund Freud (entre Pantin, le Pré-Saint-Germain et le 19e arrondissement de Paris), qui ont entraîné son évacuation. Allumés dans d’imposants barils aux deux extrémités du tunnel dès les premières heures du jour, ils produisaient une épaisse fumée qui s’engouffrait à l’intérieur du couloir, dont les murs sont encore noircis par la suie. « La mairie de Paris s’inquiétait pour la sécurité des personnes du campement à cause des feux allumés à proximité des tentes. C’était un tunnel avec un appel d’air, le risque d’incendie était important », dit Kerill, coordinateur d’Utopia56 à Paris.
« Le risque était maximal dans ce tunnel »
Faute de mieux, « parce qu’il fait froid, qu’il n’y a rien à faire d’autre et qu’il faut rester tout le temps dehors », les enfants venaient fréquemment se réchauffer au plus près des flammes, sur les genoux des parents. « On le sait bien que c’est pas bon. On essaye de faire attention, mais on est gelé. Il pleut tout le temps, les vêtements sont mouillés, et il faut bien se réchauffer », justifiait une mère de famille. À proximité du feu, ce soir-là, la concentration de CO dans l’air s’élevait à 715 ppm. « Le risque était maximal dans ce tunnel », confirme le Dr François Bournerias.

Risques de graves brûlures
Si les incendies restent rares dans les campements parisiens, l’omniprésence de ces feux de fortune, réalisés avec les moyens et combustibles du bord, présente d’autres dangers pour la sécurité. « On a déjà rencontré des personnes avec des blessures assez sévères, notamment des brûlures, dues à la cuisine faite au feu sur les campements, avec de l’eau bouillante qui se renverse sur le pied, par exemple, rapporte Paul Alauzy, chargé de projet et de la veille sanitaire auprès des migrants pour Médecins du monde. Il y a un vrai sujet de mise en danger des personnes via les conditions de vie qui leur sont imposées. » Jean-François Corty, ancien directeur des opérations de Médecins du monde, décrit lui aussi « des risques importants de brûlures au premier, deuxième et troisième degré », et, dans une moindre mesure, d’intoxications et d’irritations pulmonaires liées à l’inhalation prolongée de CO.

Il en faudra plus pour inquiéter Ousmane et Ahmed. Il est 10 heures, les oignons grillent sur les braises. Ce matin, les équipes de la mairie de Paris sont venues nettoyer les abords du camp. Les machines crachent à pleine puissance sur les trottoirs, éclaboussant la palissade de la centrale à béton Lafarge qui longe le canal. Au coin du feu, l’agitation des Kärsher est porteuse d’espoir. Celui de pouvoir, peut-être dès demain, troquer la chaleur des flammes contre celle d’un appartement.