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Les stations de ski « fantômes » cherchent un nouveau souffle

En 2021, près de 190 stations de ski avaient définitivement fermé boutique en France. Dans ces zones, les villageois vivent encerclés de friches touristiques, avec un dilemme : conserver l’héritage ou reconstruire l’avenir. [3/6]

[Série 3/6] Alors que la neige manque, quel avenir pour le ski ? Réchauffement climatique, stations abandonnées ou en reconversion, nouvelles activités... Dans cette série, Reporterre fait le tour d’horizon des défis que doit relever la montagne.



Saint-Honoré, Château-Bernard (Isère), reportage

« Il y a vingt ans, tout cela était vierge. Un labyrinthe de béton brut sans le moindre graffiti. Ça a été un terrain de jeu incroyable pour moi. » Tombée la veille dans le hameau de Saint-Honoré, dans le sud de l’Isère, la neige crisse sous le poids de Christophe Stagnetto en ce matin de fin janvier. L’air glacé transforme ses mots en vapeur blanchâtre. Le photographe, qui fait partie de la cinquantaine de personnes à habiter dans cette ville-dortoir, est au milieu des vestiges d’un complexe hôtelier, prévu autrefois pour accueillir les passionnés de ski. Parmi les décombres et les bombes de peinture usagées, repose aussi le décor de ce qui devait devenir un jour un somptueux restaurant panoramique. Aujourd’hui, le site est à l’abandon.

En 2021, une étude du géographe Pierre-Alexandre Métral dénombrait 186 stations de ski ayant baissé le rideau, pour 414 encore en fonctionnement. En cause notamment, la perte d’un mois d’enneigement sur l’ensemble des Alpes depuis 1970, d’après Météo-France, bouleversant l’industrie quasi centenaire de l’industrie alpine. Puis, aux répercussions du changement climatique s’est ajoutée la concurrence féroce des grands domaines. Avec pour conséquence l’arrêt de nombreuses stations plus modestes.

Dans la station Saint-Honoré 1500, un complexe hôtelier inachevé est à l’abandon. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

À Saint-Honoré, bourgade d’à peine 800 âmes, c’est la fermeture des mines voisines dans les années 1960 qui a incité les élus locaux à élaborer un projet de station de ski : Saint-Honoré 1500. Celle-ci a été reliée au domaine de l’Alpe du Grand Serre, « le doyen du département », à 20 kilomètres au nord. En trois décennies, télésièges, tire-fesses, résidences, routes et courts de tennis sont sortis de terre. Flairant la bonne affaire, un promoteur immobilier a même lancé un chantier d’hôtel pouvant accueillir 1 170 touristes : « C’était démesuré, s’amuse Christophe Stagnetto. La folie des années 1980, avec centre commercial, discothèque, salle de sport, piscine, sauna, bowling… »

« Investir autant à cet endroit était une erreur », estime aujourd’hui Jean-Pierre Curt, le maire de Saint-Honoré, qui se souvient des premières descentes, hésitantes, de sa fille sur ces pistes. Pour lui, la raréfaction de l’or blanc a précipité la fin de la station : « Les investisseurs se sont vite aperçus que la neige ne tombait plus. Il faut dire qu’on est exposé plein sud. »

Christophe Stagnetto : « Tout cela était vierge. Un labyrinthe de béton brut sans le moindre graffiti. » © Emmanuel Clévenot / Reporterre

« Une verrue dans le paysage »

En 1993, c’est néanmoins une tout autre raison qui a interrompu le chantier du complexe hôtelier. « Le promoteur n’a pas payé les artisans. Il s’est barré avec la caisse, avant de finir en prison pour escroquerie et détournement de fonds », explique Christophe Stagnetto. Qui ajoute, amer : Là, « ce n’est pas une histoire de réchauffement climatique. Tous les ans, je reviens de la station voisine en hors-piste ! » Dans la foulée, la société a été placée en liquidation judiciaire.

Après cet épisode et la menace de la hausse des températures, les remontées mécaniques ont pourtant continué à déposer les touristes au sommet de la montagne pendant une décennie. Finalement, en l’absence de logements, ceux-ci ont déserté peu à peu la zone, et la municipalité s’est retrouvée avec d’exorbitants frais d’exploitation à payer. Cette situation l’a poussée, en 2003, à dire adieu à Saint-Honoré 1500. Les infrastructures sportives ont été revendues ou démantelées, libérant la nature et débarrassant les habitants du cliquetis monotone des câbles.

« Le promoteur n’a pas payé les artisans. Il s’est barré avec la caisse », explique Christophe Stagnetto. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Quant à la résidence inachevée aux allures de manoir hanté, elle fait désormais partie des meubles : « Des familles viennent la visiter chaque week-end. Des films et des clips de rap y sont tournés, des troupes de danse y font des chorégraphies, dit Christophe Stagnetto. Certes, c’est une verrue dans le paysage, mais c’est aussi une résidence d’artistes, un lieu d’expression et de liberté. » Aujourd’hui, entre ces friches cicatrices d’une époque révolue, la cinquantaine de riverains donne un nouvel élan au hameau.

Des familles viennent visiter cet endroit. Des films ou des clips de rap y sont également tournés. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

« Il doit se retourner dans sa tombe »

Un peu plus à l’est, au Col de l’Arzelier, gisent aussi les vestiges d’une station de ski. Une fraîche couche de neige voile d’un drap blanc le télésiège des Bruyères, sorti de terre en 1967. Au pied des anciennes pistes, Pierre Menade, perché sur un escabeau, retape l’ancienne épicerie du col, entourée des infrastructures sportives tombées en désuétude. « C’était le repère des morveux, lance l’homme vêtu d’un bleu de travail parsemé de taches de peinture. Tu payais le forfait deux euros le mercredi. Il y avait un paquet de monde. » À l’heure actuelle, « il faudrait que Tony Parker [joueur de basketball ayant financé un mégaprojet dans le Vercors] tombe amoureux des rochers des Deux-Sœurs pour que ce télésiège fonctionne à nouveau un jour », ironise-t-il.

Au Col de l’Arzelier, le magasin de location de ski accueillera bientôt une boutique de pâtes véganes. © Emmanuel Clévenot / Reporterre

« Il y a un côté patrimonial, presque esthétique, reprend Pierre Menade, en montant la voix pour couvrir les grésillements du reggae qui s’échappent d’une enceinte. Pourtant, il faudra bien les démonter un jour. Elle renferme des tonnes de béton et des huiles dégueulasses pour l’environnement. » Laissés tels quels depuis la fermeture de la station alpine en 2008, les pylônes des six remontées mécaniques sont autant de pièges mortels pour les mammifères qui s’y réfugient. Sans parler des grands rapaces, qui percutent fréquemment les câbles.

Petit à petit, le Col de l’Arzelier, qui appartient à la commune de Château-Bernard, renaît de ses cendres. Actuellement vide et poussiéreux, l’ancien magasin de location de ski se métamorphosera bientôt en boutique de pâtes véganes. De son côté, Pierre Menade, avec l’aide d’un ami, prépare l’ouverture de son commerce de location de VTT électriques. « La seule tache, c’est l’hôtel d’en face, conclut-il. Le proprio vit seul dedans, dans une déco restée intacte depuis vingt ans. C’est comme dans le film d’horreur Shining »

Yves Riondet : « On accueillait jusqu’à 200 personnes ici. La vie était belle. » © Emmanuel Clévenot / Reporterre

Au sein de la bâtisse délabrée se dévoile un décor figé dans les années 90. Un écriteau « 5 francs » trône sur un présentoir métallique, où reposent de vieilles cartes postales. Draps, tapisserie, téléviseurs, savons… Les chambres froides sont restées intactes : « L’hôtel a fermé au décès de mon père, en 2001, raconte Yves Riondet, son propriétaire. Il doit se retourner dans sa tombe. »

Pour lui, la fermeture de la station a été un crève-cœur. « On y accueillait jusqu’à 200 personnes. La vie était belle, les familles venaient casser la croûte. » Une autre époque, dont le retraité ne peut faire le deuil, seul dans ces couloirs sombres de l’étrange demeure. « Netflix m’a contacté pour tourner un film avec… Kad Merad ? », dit-il, à peine étonné.

Le vrombissement d’un bus brise le silence du village-dortoir. Des maternelles grimpent à bord du véhicule. « Voilà une belle journée qui s’achève », sourit Luc, l’accompagnateur montagne des tout-petits. Six igloos, tout juste érigés par les enfants, l’entourent. « On se réinvente ! Les gérants du refuge de La Soldanelle, au sommet du télésiège, pensaient être les prochains à mettre la clé sous la porte en 2008. Finalement, leur business n’a jamais aussi bien marché. Les visiteurs ne se contentent plus d’un coca entre deux pistes de ski, ils viennent marcher et s’arrêtent dîner ou dormir. » En filigrane, cette station abandonnée devient un territoire précurseur du monde de demain où, avec la neige, pourrait disparaître le tout-ski.


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