Lulu du Morvan, la forêt qui se défend

Lucienne Haese dans la forêt du Morvan, en décembre 2022. - © Mathieu Génon / Reporterre
Du haut de ses 81 ans, « Lulu du Morvan » a crevé l’écran sur France 2, dans l’émission “Aux arbres citoyens”. Nous sommes allés rencontrer cette inarrêtable défenseuse des forêts qui sait tenir les ministres en respect. [1/5]
Dans les forêts du Morvan, dans le marais poitevin, à l’Assemblée nationale... Reporterre met en avant cinq personnalités qui ont fait 2022.
Ce mardi 7 novembre, sur France 2, au milieu d’un parterre de stars apprêtées, le vivant a fait irruption. Avec son front plissé et ses yeux bleus intenses, « Lulu du Morvan » a fait une extraordinaire impression. À 81 ans, l’infatigable militante a raconté son amour des forêts.
Devant plus d’un million de téléspectateurs, elle a pourfendu « les coupes rases » et « les monocultures de pin douglas ». Sa parole brute venait de loin. Ancrée dans un combat qu’elle a chevillé au corps depuis plus de quarante ans.

Lulu est une pionnière, une figure historique de la défense des forêts. Reporterre l’avait déjà rencontrée en 2017. Nous l’avons retrouvée un mois après l’émission de télévision, au calme, dans sa maison bordée par les bois.
Les oiseaux chantent dans le jardin malgré le grand froid. Des nichoirs parsèment la cour. À l’intérieur, des toiles d’araignée recouvrent les grandes poutres du salon. « Elles me tiennent compagnie », confie-t-elle en souriant.

Depuis son épopée parisienne, Lulu est devenue une vedette. On la reconnaît dans la rue, on la félicite. Son passage dans l’émission Aux arbres citoyens est venu couronner ses années d’engagement parfois difficiles où elle a dû affronter le mépris des industriels, la misogynie des puissants. Mais aujourd’hui, les choses semblent bouger, le rapport de force se renverser.
Un ministre dans le Morvan
Dans les coulisses de l’émission télé, Lulu est tombée sur le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, les cheveux gominés, en train d’être maquillé. Elle l’a interpellé et invité au fond des bois, chez elle, dans le Morvan. Le ministre, surpris par sa pugnacité, s’y est rendu une semaine plus tard.

« Je leur parle comme à tout le monde. Même Emmanuel Macron, je lui dirais ce que j’ai à lui dire », s’exclame-t-elle. Dans le Morvan, le ministre n’a pas fait d’annonce mais sa venue est déjà une première victoire. Une marque d’importance. On ne peut plus ignorer celles et ceux qui dédient leur vie aux forêts.
Lulu — Lucienne Haese de son vrai nom — a créé en 2003 le premier groupement forestier citoyen. Son objectif ? Racheter des forêts pour les libérer de l’exploitation industrielle, des coupes à blanc et des plantations résineuses.

« Avant, on nous prenait pour des écolo-petits-oiseaux, pas sérieux. Mais on a démontré que notre alternative fonctionnait. 1 100 adhérents nous ont rejoints. Près de 400 hectares sont gérés en futaie irrégulière, énumère-t-elle.
« On ne met pas la forêt sous cloche »
On ne met pas la forêt sous cloche. On fait travailler des experts forestiers. On coupe du bois qu’on vend en circuit court, de façon durable. C’est une initiative dont on peut être fiers. »

Son engagement remonte à loin. Lulu est née en 1941 à Couhard, à côté d’Autun. Son père était ouvrier, sa mère orpheline. La famille était pauvre mais ne manquait de rien grâce à la forêt.
Avec son père, elle récoltait du bois pour se chauffer. Avec ses frère et sœurs, elle se baignait dans les cours d’eau et les cascades à une époque où il y avait encore des écrevisses.

« Pendant toute mon enfance la forêt m’a rendue heureuse, elle m’a rendue libre, se souvient-elle. La nature est un plaisir qui ne coûte rien. » Encore aujourd’hui, Lulu s’émerveille des saisons, des odeurs, des couleurs.
« La forêt est un spectacle vivant », dit-elle. Au pied de son chêne, elle oublie ses soucis. « La nature vous régénère, elle vous donne de la force. »

Même pendant l’hiver, cette ancienne comptable part s’y ressourcer. Elle marche en silence dans les bois, agrippée à ses deux cannes. Un stigmate laissé par un staphylocoque qui a failli l’emporter en 2019.
Avec l’âge, sa silhouette est devenue plus frêle, ses pas plus instables. Mais à l’intérieur, son indignation bouillonne. La colère est un carburant inépuisable.

« Je suis profondément révoltée. Avec le recul d’une vie, on ne peut qu’observer la dégradation de la nature. On la ressent au quotidien et cela m’emplit de tristesse. » Depuis deux ans, les verdiers ne sont pas revenus dans son jardin.
« Les aides publiques subventionnent la destruction du vivant »
À côté de chez elle, la forêt de son enfance, celle du Morvan, s’est aussi profondément métamorphosée. Des bulldozers sillonnent désormais le massif. Des abatteuses arrachent les feuillus et les industriels replantent du douglas ou des épicéas.
« C’est malheureux mais les aides publiques subventionnent la destruction du vivant », peste-t-elle.

Dans les années 1970, les plantations représentaient 23 % de la forêt du Morvan. Aujourd’hui, elles dépassent les 60 %. Le massif est devenu une succursale de l’extractivisme, un lieu d’investissement financier pour les grands groupes. Axa, la Caisse d’épargne ou la Caisse des dépôts et consignations possèdent des centaines d’hectares.
« Depuis quarante ans, on se bat contre leur implantation. On a lancé des pétitions et des manifestations. Au début, on était tout seuls. Les gens n’avaient pas conscience de l’industrialisation des forêts. Ils ne voyaient pas que l’on répétait la même catastrophe que celle de l’agriculture intensive. »

En 1993, Valérie Bernadat, une jeune bergère, a fait une grève de la faim contre une coupe rase. Lulu a été une des premières à la soutenir. Ensemble, et avec l’association Autun morvan écologie, elles ont fait reculer les enrésineurs. Une première victoire.
Tenir tête
« Lulu est une obstinée, une militante acharnée, reconnaît Valérie. C’est une femme avec beaucoup de courage. En réunion, elle affrontait une dizaine d’hommes encravatés, sûrs de leur pouvoir. Il fallait tenir tête. »

Aujourd’hui, Lulu a cédé la main, même si elle reste militante. Et de nombreuses initiatives ont essaimé. Partout dans le Morvan, d’autres groupements forestiers citoyens se sont constitués.
Dans le Nord, des associations ont bataillé contre des projets industriels de biomasse en créant une zad. Un café forêt « le Carrouège » est né à l’occasion. L’année dernière 600 personnes ont défilé au mont Touleur pour s’opposer au rachat d’une forêt par une holding danoise.

« Le mouvement est plus fort, reconnaît Lulu, mais on n’a pas encore réussi à changer le Code forestier ». Les lobbies restent bien enracinés. Même si une brèche pourrait s’ouvrir bientôt : l’association Canopée est en train de convaincre des dizaines de députés de différents partis de déposer une proposition de loi afin de limiter les coupes rases. La pression monte.
« La fin des coupes rases, ce serait un bel accomplissement, s’enthousiasme Lulu. L’aboutissement de toute une vie. D’ici là, on ne va rien lâcher. Dites au ministre que je le surveille et que je l’ai à l’œil ! »