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Pédagogie Éducation

Numérisation des copies du bac, une décision énergivore et liberticide

Nouveauté du bac cette année : les copies des épreuves de contrôle continu sont numérisées et corrigées en ligne par les enseignants. Certains dénoncent un gâchis écologique et s’inquiètent de l’usage qui pourrait être fait de cette masse de données désormais accessibles aux algorithmes de l’intelligence artificielle.

Si le bac inaugure cette année une nouvelle formule (par ailleurs fort contestée), une autre nouveauté a été moins remarquée : toutes les copies des nouvelles épreuves vont être – ou l’ont déjà été pour celles qui viennent de se dérouler – numérisées.

Ces nouvelles épreuves, ce sont les E3C, ou « épreuves communes de contrôle continu ». Passées en classes de première et de terminale par les filières générales et technologique, elles compteront pour 30 % de la note du bac. Elles se distinguent de l’épreuve terminale du baccalauréat car elles sont passées en cours d’année, à deux reprises (deuxième et troisième trimestre) et sont organisées au sein de chaque lycée : les sujets et la correction ne sont donc pas nationaux. Les élèves rédigent comme d’habitude sur papier, puis les copies sont passées dans des scanners qui les anonymisent. Chaque enseignant retrouve alors son lot de copies à corriger en ligne, dans un logiciel nommé Santorin.

Ce n’est pas la première fois que des copies d’examen sont numérisées dans l’Éducation nationale. C’est le cas depuis de nombreuses années pour les copies de bac des lycées français de l’étranger, et un test a été effectué l’an dernier pour certaines épreuves dans une quinzaine d’académies. Mais il s’agit de la première généralisation à tous les candidats du célèbre examen.

À raison de quinze minutes de correction par copie, le tout représenterait quatre millions d’heures de connexion

« C’est une évidence qu’il s’agit d’une addition d’opérations énergivores », regrette Diane Granoux, enseignante d’histoire-géographie en lycée et membre du collectif Enseignant.e.s pour la planète. Ce collectif a lancé une pétition dénonçant « une aberration écologique, signe que les pouvoirs publics n’ont pas encore compris la nécessité absolue de la sobriété numérique ». « Il y a d’abord le coût écologique de fabrication des appareils, c’est-à-dire les scanners, puis celui du stockage des données sur des serveurs, et enfin celui de la connexion car les copies ne peuvent être corrigées qu’en ligne », détaille l’enseignante.

Ce constat s’applique à des millions de copies. Le collectif a tenté le calcul : « Environ 550.000 bachelier.e.s composent pour ces épreuves. Chacun.e va composer en deux ans 22 épreuves, et rendre au minimum à chaque fois trois pages à scanner et déposer sur un cloud. 12 millions de copies, 36 millions de pages pour une seule génération d’élèves ! » Autres chiffres énoncés dans la pétition : à raison de quinze minutes de correction par copie, le tout représenterait quatre millions d’heures de connexion ; et 1.567 lycées généraux et technologiques ont dû se doter d’au moins un scanner.

La pétition du collectif Enseignant.e.s pour la planète.

« Numériser n’est pas dématérialiser, dit Maxime Efoui-Hess, chargé de projet numérique au Shift Project, un groupe de réflexion qui œuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone. On met juste les copies sur une autre infrastructure. Au lieu de les déplacer physiquement, on les transporte par des réseaux. Il aurait donc fallu évaluer l’impact [de cette mesure], ce qui n’a pas été fait. » Son rapport d’octobre 2018 intitulé Pour une sobriété numérique expliquait que « la consommation d’énergie du numérique est aujourd’hui en hausse de 9 % par an » et que « la contribution nette du numérique à la réduction de l’impact environnemental reste (…) à démontrer ».

« Le procédé est infiniment plus coûteux que pour la copie papier, qui ne disparaît pas, poursuit Diane Granoux. On nous répond que cela permet aux professeurs de ne pas se déplacer dans les centres d’examen. Mais dans le cas des E3C, les enseignants corrigent les copies des élèves de leurs établissements... » Il n’y aurait donc pas de déplacements supplémentaires dans le cadre des E3C.

Le collectif dénonce également une « injonction contradictoire ». Alors qu’au nom de l’écologie, le ministère de l’Éducation nationale encourage la mise en place de ruches ou de nichoirs dans les établissements, et au choix de deux « éco-délégués » par collège et lycée, « on doit corriger sur écran », soupire Diane Granoux. « J’enseigne le développement durable à mes élèves, et on me demande d’utiliser des cloud », dit Caroline Reidi, enseignante d’anglais également membre du collectif. « J’étais particulièrement excédée quand le gouvernement a fait une déclaration sur la responsabilité environnementale des fonctionnaires [1], alors qu’on nous fait de la numérisation à tout va ! »

« Ils peuvent savoir à quelle heure le professeur corrige, combien de temps il se connecte... »

Le système pose également quelques problèmes techniques. « Mon conjoint a dû attendre toute une matinée pour pouvoir se connecter au serveur un jour où il voulait corriger », dit Amélie Hart-Hutasse. « La correction est moins pénible que je ne le craignais, mais on corrige moins bien que sur papier. Les outils que l’on a sont du niveau du logiciel Paint. Si je souligne toutes les fautes d’orthographe et d’expression, j’en ai pour plus d’une heure pour chaque copie, donc je ne le fais pas et c’est dommage pour les élèves », dit Diane Granoux. Pour que les copies passées au scanner soient lisibles, il était aussi recommandé aux élèves « d’écrire à l’encre foncée, de ne pas utiliser de stylo à bille à encre effaçable et d’éviter le blanc correcteur. »

Par ailleurs, les enseignants s’inquiètent d’une nouvelle possibilité ouverte par le logiciel Santorin : la surveillance que peuvent exercer les chefs d’établissement et les inspecteurs. « Ils peuvent savoir à quelle heure le professeur corrige, combien de temps il se connecte, combien de copies sont corrigées dans le temps où il a été connecté, quelle note il met », énumère Amélie Hart-Hutasse. « Des collègues ont remonté des anecdotes de proviseurs qui disaient : "Ben alors, Monsieur, vous ne mettez que huit minutes par copie ?" Ou alors "Madame, vous n’allez pas assez vite"  », rapporte Diane Granoux.

Surveiller… et même remplacer les professeurs ? Ces millions de copies numérisées, et annotées par des enseignants, représentent une gigantesque source de données. Pourrait-elle servir à alimenter des intelligences artificielles, qui en les analysant apprendraient à corriger des copies à la place des enseignants ? C’est la crainte exprimée par Amélie Hart-Hutasse et son collègue Christophe Cailleaux dans un texte sur leur blog : « Big Blanquer is watching you [2] ».

Les données récoltées nourriront-elles des intelligences artificielles ?

Deux faits ont particulièrement alimenté leur inquiétude. Le ministre Jean-Michel Blanquer avait prononcé le discours d’introduction des premières Assises de l’IA (intelligence artificielle) pour l’école, en décembre 2018 et y avait notamment déclaré vouloir « libérer les professeurs » de la correction de copies, « qu’elle devienne quelque chose de très assistée par l’intelligence artificielle. » En février 2020, une interview de Guillaume Leboucher dans L’Opinion, remettait le sujet sur la table. « Ces copies, c’est de la dynamite. Au bon sens du terme », y déclarait l’organisateur des ces Assises et fondateur de l’association l’IA pour l’école. « Elles fournissent des milliards d’informations sur lesquelles on va pouvoir faire passer des algorithmes. » L’Éducation nationale, qui n’a pas trouvé le temps de répondre à Reporterre pour cause de coronavirus, avait répondu à L’Opinion par la voix de Fabienne Rosenwald, à la tête de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère : « ​Le matériau brut est énorme, disait-elle. La numérisation des copies de tous les E3C [...] va nous permettre d’étudier comment les élèves construisent cet examen. À terme, nous disposerons d’informations sur leur progression pendant deux ans, une durée longue à cet âge-là. ​ »

Ces copies, une fois numérisées, représentent une gigantesque source de données.

Inquiet, le Syndicat national des enseignements de second degré (Snes) a donc interrogé le ministère afin de connaître la destinée des données et les traitements qui étaient prévus. « Aucun projet d’apprentissage machine (machine learning) sur le sujet de l’analyse de corrections de copies n’est actuellement porté par le ministère », avait répondu en janvier Gilles Braun, délégué à la protection des données du ministère de l’Éducation nationale.

« Je n’ai aucune confiance en ce gouvernement, réagit Amélie Hart-Hutasse. J’ai envie de dire : "Ne me libérez pas, je m’en charge" ». L’enseignante a d’autres inquiétudes : « On ne nous a pas précisé le coût de l’opération et on ne sait pas où les données sont hébergées », dit-elle. Déjà, en septembre 2018, la découverte que les données des évaluations nationales (pratiquées sur certaines classes à chaque rentrée) étaient stockées dans des serveurs appartenant à la multinationale Amazon avait indigné syndicats et professeurs. Le ministère s’était défendu en assurant que les données étaient anonymisées. Reporterre a demandé au ministère où se trouvaient cette fois-ci les données. En attendant la réponse, une chose est certaine, les data centers stockant les copies du bac ne fonctionnent pas qu’à l’énergie renouvelable.

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