Concilier l’autonomie et les institutions ? La question au coeur du colloque Gorz
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Le colloque sur André Gorz s’est tenu les 15 et 16 novembre. Sa pensée préparant le post-capitalisme se révèle toujours vivante. Une question a parcouru les discussions : est-il possible de développer l’autonomie en l’articulant à la sphère des institutions ?
Ces 15 et 16 novembre 2012, le nouveau théâtre de Montreuil accueillait un important colloque international en hommage à la pensée d’André Gorz, grand penseur de l’écologie politique. Intitulé « Penser la sortie du capitalisme – Le scénario Gorz », il a proposé plusieurs conférences, sur des thèmes différents, offrant des débats intenses et subtils. Reporterre en était un des parrains, il soumet ici une grille d’analyse des discussions.
Œcuménique pour certains, contradictoire diront d’autres. Le bilan de ce colloque sur André Gorz laisse une impression contrastée. Cela tient à deux raisons majeures ; la diversité intrinsèque des intervenants tout d’abord. Avec des philosophes, des économistes, des journalistes, des politiques ou des scientifiques réunis tous ensemble pour l’occasion, la pluridisciplinarité des débats fut un bel hommage à la polyvalence naturelle d’A. Gorz, dont la pensée, à partir de la philosophie et de l’économie, s’est toujours attachée à proposer une vision globale du monde. Son itinéraire personnel, de Sartre à Illich, traduit ainsi la variété de ses réflexions.
C’est la deuxième explication : un tel multiculturalisme intellectuel ne pouvait aboutir à quelque dénouement sur la pensée de Gorz. En deux jours, il était ambitieux de songer à mettre un point final au colloque. Christophe Fourel, co-organisateur de l’événement, s’en excuse presque : « Nous avions prévu pour la clôture un temps de synthèse, mais le mot est définitivement trop fort ». Cette grande réunion laisse donc ce goût d’inachevé, de fin en suspens. Et ce sentiment presque schizophrène dont témoigne Alain Caillé, l’autre directeur du colloque : « Je suis à la fois heureux et malheureux. Heureux parce que je me réjouis de ce rassemblement d’intelligences alternatives autour du souvenir de Gorz. Malheureux car je me sens découragé, les idées développées sont brillantes, mais elles ne font pas le poids par rapport aux problèmes actuels à gérer. Qu’allons-nous retenir ? ».
La bonne centaine d’auditeurs présents sur ces deux jours sait, elle, qu’il y a pourtant beaucoup à retenir. Le débat s’est construit entre désaccords sémantiques et divergences d’analyse, mais les participants seront au moins d’accord sur une chose : la nature des échanges était riche, les contradictions constructives et les mises en perspectives nombreuses. S’il est donc délicat d’en tirer un bilan univoque, nous vous proposons ici un angle de lecture de ces débats. L’exposé est forcément subjectif, il ne peut être exhaustif. Il s’articulera autour de quelques couples d’idées – parfois joué en duo, parfois mis en dualité – qui ont traversé les échanges pendant ces deux jours :
À mi-chemin du réel et du théorique
Construire des voies de sortie. L’œuvre de Gorz dans son ensemble est tournée vers cette ambition. Le colloque se voulait donc un espace de discussion autour des injonctions au changement, ses raisons et ses moteurs. D’où des allers-retours permanents entre concepts et méthodologie. Les notions d’autonomie (Comment restaurer un individu émancipé ?), d’hubris (Pourquoi sommes-nous tant attachés à ce qui nous détruit ?), ou encore d’extériorité (Comment recréer une contrainte externe, sortir du technofascisme et accepter de nouveau des phénomènes de contingence ?), ont imprégné tous les échanges.
Mais Gorz parlait avant tout du monde vécu, il se méfiait d’un théoricisme qui isole, à terme, de la réalité des faits. Eviter l’effondrement, c’était penser radicalement différemment le rapport de l’Homme au travail, imaginer d’autres moyens de production. Gorz prônait à cet égard la fin de la logique Travail-emploi, il défendait une allocation universelle – ce que P. Van Parijs nomme aujourd’hui le revenu minimum inconditionnel. Les débats sur l’activité salariale ou la possibilité d’un revenu social garanti ont concrètement montré la pertinence actuelle des ses propositions.
Entre fidélité et trahison des contemporains
Gorz a posé de nombreux concepts qui sont, en fait, restés en friche. S’il fournit un appareil intellectuel critique parfaitement d’actualité, les disciples réunis s’en sont parfois vite éloignés. Comme si la revendication de fidélité donnait caution pour prendre par la suite ses distances. « Peut-on être gorzien autrement qu’en trahissant Gorz ? » demandait ainsi à la fin Frédéric Ménager.
Le thème des institutions aura peut-être cristallisé au mieux les oppositions sur son héritage. Gorz a toujours gardé méfiance à l’égard des acteurs institutionnels, l’Etat notamment. L’échange sur la transition écologique donnera pourtant une place importante aux institutions : « La tâche devant nous n’est pas l’émancipation en tant que fantasme de l’individu promothéen, mais une nouvelle utopie de transformation de nos comportements à travers nos institutions. Il ne peut y avoir d’autonomie hors-sol, en s’affranchissant individuellement des institutions » déclare ainsi Bernard Perret. « Ne pas récuser l’utopie, mais imaginer ses formes pragmatiques ».
Sortir du capitalisme par l’économie ?
Dans Ecologica, œuvre majeure, Gorz soutenait que « la domination de la rationalité économique sur toutes les autres formes de rationalité est l’essence du capitalisme ». Au sortir d’un colloque qui se donnait comme mandat de réfléchir des voies d’issue, on constate que nombre des débats sont restés marqués par l’économicisme ambiant, « l’économystification du monde » selon la formule de Jean-Pierre Dupuy.
Le capitalisme reste ancré sur cette logique imparable, où il crée son propre besoin : en exacerbant l’instant présent, le capitalisme s’autoalimente puisqu’il représente dans le contexte démographique actuel la seule réponse d’organisation, d’allocation et de régulation à ce court-termisme. Pourtant, Gorz prévenait déjà, « l’activité économique n’a de sens qu’au service d’autre chose qu’elle-même ». C’est ce que regrettera Alain Caillé, lors de sa conclusion : « On a parfois manqué de recul sur les perspectives profondes : quels sont les traits du désirable à construire ? ».
L’écologie sans environnement ?
Ecologie et Liberté est un « texte fondateur de l’écologie politique » pour Françoise Gollain. Pourtant, comme Illich, Gorz n’utilisait pas le mot « écologie ». Il n’était en tout cas pas un environnementaliste ; la crise dite de la « nature » répondait pour lui avant tout d’un bouleversement d’ordre anthropologique. Il porte un nouvel humanisme, dont l’écologie est l’outil de transformation sociale et radicale du capitalisme. La crise écologique est un levier utile pour remettre en cause le système capitaliste, au travers du basculement dans la démesure et la suraccumulation que produit la société de consommation.
Gorz est un pionnier de l’écosocialisme : « Il s’agissait de faire rentrer l’écologie dans des cadres idéologiques d’obédience plutôt marxiste » analyse Jean-Pierre Dupuy. Ses Adieux au prolétariat en 1980 signent certes sa rupture avec la marxisme traditionnel, il restera dans ce projet fondamental de réconciliation entre projet écologiste et utopie socialiste. Avec un refus comme pierre angulaire : la lutte contre l’hubris humaine dévastatrice.
Ces débats auront révélé l’acuité des analyses gorziennes, dans ce qu’elles mettent en exergue certains paradoxes toujours actuels. C’est au fond un colloque à l’image d’André Gorz, cet homme insatisfait et insatiable, qui « menait ce travail de réflexivité constante » selon Alain Caillé. André Gorz n’a eu de cesse de chercher, d’interroger, de proposer des alternatives. « Il était un marxiste qui voulait sortir du marxisme » dit de lui Frédéric Ménager.
C’est pourquoi il a tant marqué la gauche, l’abreuvant de nombreux textes-références. Aujourd’hui encore, Gorz nourrit les gauches, en rassemblant pour ce colloque des personnalités fortes, d’horizons très différents, telles que Michel Rocard, Clémentine Autain, Alain Lipietz, etc. « C’est un interpellateur intransigeant, un inspirateur inoubliable » pour Van Parijs. Cinq ans après sa mort, son influence n’est pas prête de s’estomper.