L’homme qui recyclait les vélos
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Au Sénégal, la rencontre d’Eddy Merckx et de Pablo Picasso
- Reportage, Saint-Louis (Sénégal)
Alors que certains ne voient le vélo que comme un moyen de gravir des cols ou de livrer le courrier, Maïssa Fall a décidé d’en faire la matière première de sculptures qu’il dissémine dans la ville de Saint-Louis, au Sénégal. En ouvrier-artiste au message écolo paumé au milieu d’une cité ayant tendance à se laisser aller dans le délabrement, celui qui se fait aussi appeler Fair Metal a placé la science du recyclage au cœur de son œuvre.
« Tout Saint-Louisien d’origine a une relation congénitale avec le fleuve. C’est à cause du Génie. » L’histoire de Mame Kumba Bang – le Génie du fleuve Sénégal –, c’est un peu la carte de visite de Maïssa Fall. La première chose qu’il vous raconte. Dans cette ville historique du nord du Sénégal qu’est Saint-Louis, chaque nouvelle âme est placée dès la naissance sous la protection bienveillante du Génie. Au baptême, la famille égorge un mouton et le divise en deux parties, une pour le petit bras et l’autre pour le grand bras du fleuve. Le rituel, toujours d’actualité, permet au Génie du Fleuve d’exercer encore son pouvoir magique : rendre à la ville le corps des noyés engloutis par le fleuve. Là où pompiers et plongeurs ont échoué, une bague lancée à l’eau suffit à réveiller le Génie : le corps émerge alors magistralement des eaux troubles et les proches peuvent alors rendre un dernier hommage, nécessaire, au défunt. Maïssa Fall est catégorique : il a déjà assisté au miracle, de ses propres yeux. « Il en est ainsi depuis que la ville a été créée grâce au roi Louis XIV. »
L’histoire dans l’Histoire, ou le mélange des genres. Ainsi se présente Maïssa Fall, avec sa salopette délavée, sa barbe grisonnante et son sourire édenté. L’homme paraît discret, presque intimidé, en tout cas modeste. Quatre phrases plus tard pourtant, il a déjà évoqué Eddy Merckx et Picasso. Deux géants pour deux passions : le vélo et l’art moderne. Le bonhomme cultive les contrastes, c’est comme ça qu’il trompe son monde. Alors qu’on le croit simplement réparateur de vélo, son atelier découvre soudain des créations originales, aux quatre coins de la pièce. Garagiste des deux-roues et esthète-sculpteur de bicyclettes, deux métiers pour un même homme. L’art d’amalgamer les registres, définitivement. Sa voisine française, sur le pas de la porte, pose le décor : « Maïssa est un virtuose de la bicyclette. Entrez donc dans sa demeure, vous verrez, c’est une véritable caverne d’Ali Baba. C’est l’autre génie de Saint-Louis. »

Un blockbuster pour 200 francs CFA
Un génie humain, en minuscule, que tout oppose à son confrère marin. Maïssa Fall n’a aucun don surnaturel, il ne revendique aucun culte mystique, il n’entretient aucune légende obscure. Pour réparer un vélo, nul besoin d’une quelconque foi en la magie, seules suffisent la logique mécanique et la maîtrise technique. Invoquer ses services se révèle d’ailleurs plus économique : pas de sacrifices ni de gros bijoux, Maïssa Fall rend grâce pour une pièce de 200 ou 500 francs CFA, c’est selon. Leur pouvoir est fondamentalement antagonique : alors que le Génie du fleuve est idolâtré car il permet le deuil, Maïssa le rend justement impossible. Maïssa redonne vie à la mort, il ressuscite : sous ses mains, un vélo ne meurt jamais. Car si, malgré ses efforts, la bicyclette ne peut définitivement plus rouler, alors il lui offre une nouvelle existence, sous d’autres formes, bien plus improbables : statuettes humaines, sculptures d’animaux, instruments de musique, etc. Maïssa élargit constamment le champ des possibles. Il répare, il recycle, il réinvente.

Poivre et selle
Maïssa est un homme habile. De ses doigts bien sûr, le métier oblige. Mais avec les mots également, pour lesquels il possède le sens de la formule. En public, il aime se faire appeler « Fair Metal », un nom de scène qui fleure bon le blockbuster américain. Le synopsis est déjà tout trouvé pour ce conte des temps modernes : lui, le surdoué discret, qui sort de la misère par la seule force de ses mains et de ses idées, en redonnant toutes ses lettres de noblesse à la ferraille usée. Et prenant, par la même occasion, une revanche sur son enfance. Car à l’origine, le vélo n’a rien d’une passion chez Maïssa. C’est un atavisme inévitable : son père était lui-même réparateur de vélo, son grand-père aussi. Petit, à l’âge où la classe ne donne pas de devoirs, son père lui en impose un : rester à l’atelier à nettoyer les vélos pendant que les autres enfants jouent dehors. Un traumatisme qui s’est avéré fécond. « Virtuellement, je crois que j’ai développé une haine envers ces objets que je nettoyais parce qu’ils me privaient de quelque chose. C’est pourquoi, plus tard, je les ai transformés en des personnages vivants et libres, des oiseaux, des poissons, etc. »
La vengeance expiatoire mettra près de 30 ans à se formaliser. Entre temps, Maïssa reprend l’activité de son père, se contente de réparer les bicyclettes et tente de boucler les fins de mois. Mais Saint-Louis ne se porte pas bien, la situation économique se dégrade, de grands propriétaires fuient vers Dakar, les clients se font rares, et ses six enfants ont la dalle.
Un jour, il retombe par hasard sur le vélo du « Père Armel », que son père avait tant de fois réparé. Le Père Armel, ce toubab français, abbé à l’église de Saint-Louis, qui parcourait bénévolement la ville en bicyclette pour faire du soutien scolaire. C’est une madeleine dont Maïssa comprend immédiatement le goût : si un vélo roule, ce n’est pas tant pour transporter des hommes que pour faire circuler des idées et véhiculer des valeurs. Maïssa en est persuadé, « un vélo dit beaucoup de choses ».
« Toutes les pièces importantes sont noires »
La révélation est salvatrice. De ces vélos, il fera désormais des œuvres d’art. Et toutes porteront un message, car « une bicyclette est une vision du monde », d’après l’artiste. Sa première réalisation porte la trace de cette conviction. Un improbable entremêlement de fils multicolores accrochés les uns aux autres, suspendus par des pédales ou des leviers de freins. Le rendu est pour le moins subtil.
Maïssa s’élance : « En mécanique, toutes les pièces importantes sont noires. Les pneus, la chambre à air, les protections, etc. A la fin, le vélo est coloré, mais il ne fonctionne que grâce au noir. Cette œuvre rappelle que c’est l’Afrique qui nourrit les autres nations, que le monde a besoin de nous pour exister. » Voilà pour la genèse de Africa, mère de l’humanité, son œuvre magistrale. Le prix reste à débattre.
Elle est où la borne vélib’ ?
C’est ainsi que son garage est devenu atelier puis galerie d’exposition. Ce petit espace enclos par quatre murs, ouvert au ciel et tapissé de sable, fait office de décharge de stockage. Maïssa y garde tous les vélos auxquels il promet désormais une réincarnation originale. Tous n’ont pourtant pas droit à tant de responsabilités symboliques et historiques. Certains ont déjà entamé leur nouvelle vie sous des formes plus légères : on trouve ici une statuette d’homme, forgée en fourche et en tube de selle ; là, une kora – cette harpe typique de la musique sénégalaise – constituée à partir de l’axe du pédalier sur lequel se greffent d’autres éléments tels des jantes ou des gaines de câble.
En très peu de temps, Maïssa se fait connaître. Et ce printemps 2012 lui apporte la reconnaissance : il expose pour le festival off dans le cadre de la biennale d’Art Contemporain de Dakar.
« Bouclons-là »
Une consécration pour lui, mais aussi pour sa ville. Maïssa Fall est un authentique Saint-Louisien. D’abord parce qu’il y a toujours vécu, depuis 42 ans. Ensuite, parce qu’il y prend à cœur son rôle de citoyen : « les temps sont très durs. La pauvreté grandit à Saint-Louis, les conditions de vie se dégradent chaque année, et pourtant le gouvernement ne fait rien », lâche-t-il en avalant sa bouillie de mil.
Alors, Maïssa montre l’exemple en faisant ce qui selon lui devrait être fait à l’échelle de toute la ville : réhabiliter. Ville inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, Saint-Louis est progressivement tombée en désuétude au fil du XXe siècle, les ruines gagnant aujourd’hui le cœur historique de l’île. Maïssa n’envisage pas de carrière politique mais il a un conseil tout simple à donner à ceux qui y aspirent : « rénovez, rénovez, rénovez ! C’est ce que je fais tous les jours avec mes vélos, et c’est un principe de base de l’action humaine… »
Le dinosaure
Joignant le geste à la parole, Maïssa décide d’exposer l’une de ses œuvres au bord du fleuve victime de toutes les pollutions, à quelques mètres du pont Faidherbe, figure de la rénovation des infrastructures routières du pays. Le dinosaure repose sur trois catalyseurs et ces filtres à particules qui diminuent les gaz à effet de serre à la sortie du pot d’échappement. Le reste est un cri vert lancé à la face du monde : « J’ai fait la queue avec un antivol, la tête avec une selle, et les oreilles avec des freins. Littéralement, ça veut dire ‘’bouclons-la, asseyons-nous et freinons notre consommation de CO2’’. »

A son message écolo, Fair Metal essaie d’en joindre un autre, pas si différent que ça : même s’il travaille toujours seul, il a fait sien un adage wolof plutôt explicite : Benne Lokhu Dou Thatchou. « Une seule main ne peut pas frapper. »
Le jeu d’équipe face à l’altérité, une inspiration de plus. Alors Maïssa a récupéré le moteur d’une vieille moto et ainsi fait tenir ensemble des pédales, un carburateur, un vilebrequin, une bielle, pour donner naissance au Nid d’abeilles. « Les abeilles ne savent pas vivre seules, pose l’artiste. Elles font œuvre collective, chaque abeille a son rôle et son adresse. C’est la même chose en mécanique : un vélo est une famille qui unit jusqu’à 150 pièces, et si l’une manque à l’appel, la machine ne fonctionne plus. »
C’est que sous ses faux airs d’ascète hindou, Maïssa n’aime rien plus que décrire ce qui lui semble évident. « Je n’écris pas, je ne dessine pas, je réalise juste ce que je pense. » Et autant dire que là-haut, ça mouline sec.