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Tribune

« La terre outragée », film fin et lumineux sur Tchernobyl

Le premier film de fiction sur l’accident de Tchernobyl montre avec délicatesse comment la catastrophe a rendu inhabitable le coeur des humains de la région


L’âme humaine peut-elle être irradiée ? Oui, et nul besoin d’une catastrophe nucléaire pour cela. Dans La Terre outragée, premier long métrage de Michale Boganim et surtout premier film de fiction sur Tchernobyl, l’accident nucléaire n’est qu’un prétexte pour évoquer sans pathos les exils intérieurs. On ne va pas ici retracer l’épopée de Tchernobyl, son accident, ses liquidateurs, sa zone purgée de toute activité humaine.

Et, pourtant, c’est comme si on y avait été. Dans sa première partie, le film fait un éloge un peu forcé du régime soviétique, où tout n’était qu’amitiés gaillardes et alcoolisées, bonheur bucolique et collectivisme industriel heureux. La centrale nucléaire, avec ses quatre réacteurs et sa cheminée rouge et blanche, était l’une des plus modernes de l’ex-URSS.

Il se dit que Prypiat, où logent les travailleurs de la centrale et leurs familles, était la ville la mieux lotie de toute l’Union soviétique. Elle employait les meilleurs ingénieurs et ouvriers du pays. On s’apprêtait à inaugurer le parc d’attractions avec ses manèges jaunes, à défiler dans la rue pour le 1er mai, à préparer l’été.

Le jour de la catastrophe, Anya, belle amoureuse (Olga Kurylenko), épouse Piotr. La fête commence à peine que le jeune marié est appelé pour combattre « un » feu. Il ne reviendra pas, condamnant Anya à se décomposer dans l’attente. Valery, lui, plante un jeune pommier sur les berges de la rivière en compagnie de son père, Alexeï, ingénieur nucléaire.

De l’accident, Michale Boganim ne montre rien : ni explosion ni combat contre les atomes meurtriers. En revanche, la nature donne à voir cet ennemi invisible : les poissons flottent dans la rivière, une pluie noire dégouline sur le gâteau de mariage, les feuilles des arbres roussissent. En silence, la vie bascule.

Dès lors, c’est le long toboggan de la reconstruction que le film nous invite à emprunter. Si Alexeï - qui connaît les risques - éloigne sa femme et son fils de la ville, il préfère rester pour éviter le pire, aider les autres, puis se perdre. Les habitants sont évacués. Prypiat est abandonné, livré aux pillages et à la nature. On crée la « zone », cet espace interdit aux humains dans un rayon de 30 kilomètres autour de la centrale suintante de radioactivité.

Des années plus tard, devenue guide pour « touristes », Anya y passe quinze jours par mois, aimantée par l’épicentre de sa déflagration intérieure. Telle un pendule, elle oscille entre le passé et l’avenir, sans jamais occuper son présent, elle vacille entre la mort et la vie, sans jamais plus aimer. Adolescent, Valery retourne à Prypiat chercher son père.

Même s’il est aussi documenté qu’une enquête, La Terre outragée est bel et bien une fiction romanesque avec des personnages cramés par un terrible passé, puis lentement contaminés par la solitude. Ce film n’est pas, non plus, une fiction antinucléaire. Il révèle un outrage, certes, mais surtout les ravages des exils impossibles. L’outrage, c’est la confiscation de la terre, des souvenirs d’enfance, des après-midi insouciants durant lesquels s’écoulaient des tranches de bonheur un peu bête…

La fameuse « zone », Anya l’habite tout entière. Pire, elle est la zone : son cœur est inhabitable, tout comme son corps qui ne fabriquera pas la vie. Devenir une zone, renoncer à l’avenir… ce que l’on sait des catastrophes nucléaires, désormais, c’est qu’elles tuent les hommes lentement. Et longtemps.


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