Tribune —
Amiante : en France, l’impunité pour les criminels
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Alors qu’en Italie, les responsables des morts de l’amiante ont été condamnées, la justice française reste toujours du côté de l’industrie. Pour l’amiante comme pour le nucléaire, les coupables restent à l’abri.
La protection sanitaire des citoyens français ne peut être assurée tant que dure la collusion organisée entre industriels, politiques et institutions de recherche. L’affaire de l’amiante exhibe les failles de la justice française : la non condamnation des moeurs du comité permanent amiante (CPA) ouvre la voie à d’autres désastres. Tout le monde pense aux pesticides (le chlordécone aux Antilles), aux perturbateurs endocriniens diffus (les phtalates dans les plastiques) ou aux nanoparticules (les nanotubes de carbone aux effets similaires à l’amiante).
« La différence entre l’Italie et la France, c’est l’indépendance des procureurs », a souligné, samedi 25 février, le procureur de la République de Turin, Raffaele Guariniello, invité à s’exprimer au Barreau de Paris sur « les crimes sociaux et environnementaux : nouvelles frontières de la responsabilité pénale ». Le témoignage du procureur italien, deux semaines après le verdict du procès italien sur l’amiante qui a condamné en première instance les industriels suisse Stephan Schmidheiny et belge Jean-Louis de Cartier de Marchienne à seize ans de réclusion et des millions de dédommagements, met en exergue les blocages organisés de la justice française.
Alors que le procureur Guarniello a pu s’appuyer sur un Observatoire chargé de rechercher les cas de cancers non repérés, le Parquet en France continue de se battre aux côtés d’Eternit. Pire, la cristallisation en France d’un organe comme le Comité permanent amiante (CPA) servant de « protection de l’industrie » par la collusion entre fonctionnaires de l’Etat, directeurs d’entreprises et scientifiques exhibe aux yeux de tous les effroyables démissions des gardiens de l’intérêt général.
Les défaillances du droit sanitaire
Ces postures abusives parviennent à dominer l’action publique du fait de trois maillons faibles.
Tout d’abord, le droit français est arc-bouté sur une vision individuelle. Seule l’incrimination d’« homicide involontaire (non intentionnel) » est possible alors qu’en Italie, le délit ciblé est celui de « désastre environnemental ». Cette tradition française est corrélée aux « habitudes hexagonales » : dès qu’une catastrophe sanitaire se profile, les administrations procèdent à la mise en place d’un Fonds d’indemnisation. On désolidarise ainsi insidieusement les personnes indemnisées en leur demandant de renoncer à toute procédure pénale.
De plus, la loi du 10 juillet 2000, dite loi Fauchon, exige des preuves pour qualifier les « délits non intentionnels ». En cas de lien indirect entre la faute et le dommage, le délit n’est constitué que s’il y a eu “violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité”. Le prévenu ne peut être condamné que s’il a commis “une faute caractérisée exposant autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer”.
En second lieu, même si le Parquet s’est doté en 2003, d’un pôle santé, après les scandales sanitaires, ce dernier est laissé sans capacité de perquisition ou d’expertise ; ainsi, les moyens d’investigation manquent totalement pour faire avancer les enquêtes.
En dernier lieu, la faille majeure réside dans l’absence d’indépendance de la justice comme on l’a vu pour le sang contamine, et plus récemment pour les mensonges autour de la contamination post-Tchernobyl. Quatre jours après la catastrophe de Fukushima et quinze jours avant le renvoi du procès du Pr. Pellerin, Mme le juge d’instruction Bertella Goffroy, siégeant au pôle santé du parquet, a été dessaisie de ses dossiers sur Tchernobyl. Le 7 septembre 2011 le Pr Pellerin bénéficiait d’ailleurs d’un non-lieu.
Le scenario est le même ce 17 décembre 2011, quand Martine Bernard, Présidente de la chambre d’instruction et ses deux assesseurs, décidaient de retirer le dossier Eternit – le plus gros des 21 dossiers sur l’Amiante - des mains de Mme Bertella Geffroy alors que celle-ci s’apprêtait à mettre en examen quatre membres du Comité permanent amiante [1]. Avec le CPA, on est au cœur de la responsabilité de la catastrophe de l’amiante, dans la mesure où ses responsables ont contribué à créer des dommages qu’ont subis les victimes de l’amiante en minimisant les dangers de ce matériau, en contribuant à la désinformation du public, et en participant au blocage d’une directive européenne d’interdiction de l’amiante en 1991 et 1994.
Les politiques se protègent
Et les dégâts se poursuivent, à l’autre bout de la planète.
Le Canada continue à exporter son minerai, le chrysotile, dans les pays en développement (100 000 tonnes par an). En Inde, dix nouvelles usines de ces plaques de ciment à l’amiante vont voir le jour, rien que cette année. Les Indiens commencent bien à s’inquiéter des répercussions de l’amiante sur la santé, les manifestations se multiplient. Mais la Cour suprême indienne a refusé un recours qui visait à interdire ce produit. L’Inde va donc sans doute rester encore longtemps le premier importateur mondial d’amiante, la Chine, elle, en produit.
Et ce n’est pas un hasard si le repreneur potentiel de l’une des deux mines québécoises est un Canadien d’origine indienne, déjà très impliqué dans le commerce entre les deux pays. S’il échoue dans cette reprise, l’Inde aura de toute façon la possibilité de se tourner vers les deux principaux fournisseurs d’amiante que sont aujourd’hui la Russie (une production d’un million de tonnes par an, deux tiers du commerce mondial), et le Brésil (300 000 tonnes par an), qui commence à interdire l’amiante dans certains de ses propres Etats mais qui continue à l’exporter vers l’Asie. L’Inde, l’Indonésie, les Philippines sont devenus les nouveaux marchés de l’amiante canadienne.
On constate ainsi que dans l’Hexagone, les pouvoirs en place ne tirent aucune leçon des compromissions gravissimes repérées dans les affaires du sang contaminé, de l’hormone de croissance ou même de la catastrophe de Tchernobyl. Pour en sortir, une véritable inspection des services judiciaires devrait être ordonnée. Mais les scenariis se répètent inlassablement : les lobbys pèsent sur les politiques qui offrent des « promotion de canapé » à ceux des corps de l’Etat qui acceptent d’être « aux ordres ». Les scandales actuels du Médiator et celui des prothèses PIP confirment qu’il n’y a pas de volonté d’en finir avec cette irresponsabilité. Les enquêtes menées en 2003-2004 auprès d’une douzaine de lanceurs d’alerte mettaient déjà au jour ces démissions [2].
Pour Jean Paul Teissonnière, avocat de l’Association nationale des victimes de l’amiante (ANDEVA), « le droit pénal ne donne pas les instruments pour attraper une réalité, celle d’exploitants qui continuent une activité dont ils savent pertinemment la dangerosité. Si le droit pénal ne joue pas son rôle symbolique en énonçant les interdits, nous nous exposons à reproduire les mêmes catastrophes, avec les nanoparticules ou les cancérogènes notamment les perturbateurs endocriniens ». Notons que l’avocat parisien est poursuivi pour diffamation par la direction française du groupe Eternit, suite à la publication d’une interview donnée à Télérama.
S’il y a des marchands de doutes [3] comme on l’a vu pour la controverse entrenue sur le changement climatique, il y a surtout pour des productions lucratives une stratégie clé : gagner du temps. Si les premières mises en examen de dirigeants d’usines datent de 2000 en France (une cinquantaine aujourd’hui), l’arrivée progressive des enquêtes dans le giron des mondes administratif et politique commence à inquiéter. Des personnalités comme Martine Aubry (à l’époque à la direction du travail) et Jean François Girard (ex Directeur général de la santé) pourraient être mis en cause.
Magistrats d’Europe, unissez vous !
Le procès de Turin constitue aujourd’hui un phare dans l’océan de l’impunité organisée. Et le procureur Raffaele Guariniello n’a pas l’intention de se laisser enfermer dans sa botte italienne ! Il sait que des extractions d’amiante se poursuivent au Canada, en Chine et au Brésil pour utilisation en Inde, aux Philippines et en Indonésie.
Il en appelle à la création d’un « parquet européen » pour mener des enquêtes ou perquisitions transfrontalières rapides et efficaces. « Les crimes voyagent à la vitesse de la lumière, la justice se déplace encore en diligence », constate le magistrat italien qui estime que « l’Europe est un paradis pénal ».
Un autre défi réside dans l’alliance des associations de victimes (ANDEVA, Sos Amiante, Ban Arbestos, Association des victimes de l’hormone de croissance, Association Française des Malades de la Thyroïde) avec celles qui défendent le droit à un environnement sain pour une bonne santé (Réseau environnement santé, Appel de la jeunesse, Alliance pour la santé).
Si l’Alliance pour la planète ne s’est pas ranimée en ces temps électoraux, il est probable qu’une « Alliance pour les vivants » voie prochainement le jour, comme un « système immunitaire » contre « l’insoutenable ». Le livre de Robert Proctor, Golden Holocaust [4], qui paraît ces jours-ci aux Etats unis sur les cigarettiers et la formidable « ingénierie du consentement » qui les porte achèvera de convaincre.
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Notes :
[1] Dominique Moyen, ancien secrétaire général de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) qui imagina et créa le CPA et Jean-Pierre Hulot, secrétaire du CPA et dirigeant de la société de communication CES, ont été mis en examen pour homicides, blessures involontaires et abstentions délictueuses. Arnaud Peirani, ancien chargé de mission au ministère de l’industrie, et Daniel Bouige, ancien directeur général de l’Association française de l’amiante (AFA) ont également été mis en examen.
[2] Alertes santé, André Cicolella et Dorothée Benoit Browaeys, Fayard 2005.
[3] Merchants of doubt, de Naomi Oreskes & Erik M. Conway, Blombury Press, 2010.
[4] "Les conspirateurs du tabac", lemonde.fr.