A Cluny, les acteurs de la transition ont décidé de s’unir
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Du 24 au 26 mai dernier s’est tenu à Cluny le Festival de la Transition, acte de naissance du collectif éponyme. Les mouvements de réappropriation de la terre, de l’énergie, de la ville, de l’économie se sont retrouvés pour unir leurs forces.
- Reportage, Cluny
« Transition » : action de passer d’un état à un autre. Liaison, enchaînement, évolution par un exercice de progression, sans rupture. Voici une définition générique et adaptable du concept de transition. Et si l’on pourrait croire à un mauvais jeu de mise en abyme, force est de reconnaître que le mouvement de la Transition a bel et bien franchi une transition importante le week-end dernier, à Cluny, dans les beaux jardins de l’Ecole nationale supérieure des arts et métiers.
Car le mouvement prend forme et s’installe depuis quelques années. Tout part, à l’origine, d’une réflexion entre La Nef et Terre de liens : Pourquoi ne pas tenir ensemble une assemblée générale ? L’idée se concrétise une première fois, en 2011, à Barjac dans le Gard, où les deux structures se réunissent pour une AG commune. L’expérience est concluante. L’année suivante, Enercoop, Energie Partagée et Cfé (Coopérative de finance éthique) se joignent à l’aventure et l’événement est délocalisé à Cluny, ville historique du renouveau humaniste au Moyen-âge – aujourd’hui plus petite ville universitaire de France avec ses 2 000 étudiants pour 5 000 habitants. C’est donc en Bourgogne, en 2012, que naît le premier Festival de la Transition.

Cette année, le dispositif s’est engagé dans une nouvelle dimension. En accueillant six nouvelles structures – parmi lesquelles Attac, le mouvement Colibris ou le réseau Biocoop – et en célébrant la constitution d’un collectif à part entière, le Festival a pris de fait un nouvel élan. « Un moment historique » prédit Jacky Blanc, un des pionniers de ce projet de rassemblement associatif, aujourd’hui président de la Cfé. L’avenir le dira. Ce qui est sûr, c’est qu’un millier de participants se sont retrouvés sur les trois jours, sous le parrainage de Patrick Viveret et Pierre Rabhi, pour paticiper à une multitude d’ateliers, d’animations et de conférences alimentant les échanges, en parallèle des différentes AG qui réunissaient les militants. Au bout du compte, un événement que l’on qualifiera de marquant, dont l’efficacité à terme s’évaluera à sa capacité d’aider le mouvement à se mieux structurer en interne.
Le Collectif de la Transition : essai de définition
Qu’est donc ce « collectif pour une transition citoyenne » ? C’est le rassemblement de onze mouvements citoyens, moteurs dans leurs secteurs respectifs de l’économie sociale et solidaire, qui décident de mutualiser leurs expertises. Au complet : Attac, le mouvement inter-régional des AMAP (MIRAMAP), le réseau Biocoop, le réseau des jardins de Cocagne, Enercoop, Energie partagée, le mouvement Colibris, la foncière Terre de liens, le Plan ESSE, Villes et Territoires en transition ainsi que la Nef, représentée par ses deux volets – la Société Financière d’épargne et de crédit bancaire, et la coopérative de finance éthique (Cfé).
La déclaration commune du collectif, prononcée en point d’orgue du Festival, le samedi soir, donne un premier aperçu de la logique et des ambitions qui animent le mouvement : « Nous, organisations qui œuvrons, chacune dans notre domaine, à cette transition écologique, sociale et humaine, croyons qu’il est temps d’amplifier ce mouvement et de lui donner la puissance nécessaire à un profond changement de société. (…) Nous entendons ainsi rassembler nos compétences, nos ressources, nos réseaux afin d’optimiser l’impact de nos actions individuelles et collectives ».

L’architecture reste encore floue. Quel cadre juridique pour héberger quel modèle économique ? Pour le collectif, comme partout, l’argent est le nerf de la paix. Le fonctionnement est jusqu’ici fait de débrouille : un budget de 60 000 euros pour ce Festival, principalement financé par la Nef et Biocoop, en plus d’une subvention de la région Bourgogne. Il n’existe pas encore d’outils financiers dédiés à l’organisation.
Mais le mouvement se met en place ; dans les prochaines semaines, une plate-forme de communication doit voir le jour, un outil de collecte commun devrait être créé et des groupes de travail pluridisciplinaires essaimer dans les territoires. Pour l’heure, ce qui compte, ce sont bien les idées, voire les idéaux, qui ont présidé à la création du projet. Au gré des rencontres sur les stands, des allocutions en plénières ou des diverses conversations entre militants, quelques termes d’expression reviennent souvent : « ouvrir les gens au changement », « dévoiler le champ des possibles », « revendiquer une cohérence d’ensemble », « fédérer les initiatives ». Le mouvement de la Transition, c’est donc un peu tout ça à la fois.
Responsabilité individuelle
Au fond, ce mouvement de la Transition citoyenne revendique trois idées ; d’abord, une conviction sur laquelle s’appuie le collectif : la responsabilité individuelle. Tous ces acteurs s’attachent, chacun dans leur domaine, à redonner du sens au geste quotidien et à démontrer que nos choix de consommation sont des actes politiques. Mettre son épargne à la Nef plutôt qu’ailleurs, choisir Enercoop comme fournisseur plutôt qu’un autre, s’approvisionner dans les réseaux Biocoop plutôt que dans les grandes distributions habituelles… autant d’actes qui engagent de nouveaux modèles de société, à nos échelles individuelles.
Le mouvement s’inspire de la philosophie de Pierre Rabhi – « il n’y aura pas de changement de société sans changement humain, et il n’y aura pas de changement humain sans changement de chacun ». On appelle cela une approche « bottom-up » : la transformation viendra d’en bas, par une modification des comportements. Les vrais artisans de la transition sont ainsi ceux qui, chaque jour, dans leur territoire, agissent concrètement, développent des projets alternatifs et donnent à voir une autre réalité. « Un autre monde est possible, puisqu’il est déjà là » déclare ainsi Viveret en préambule de son allocution.
Se réapproprier les biens communs
« Ce qui nous définit ensemble, c’est le ’faire’ » lâche Amandine Albizzati, responsable des relations institutionnelles de la Nef. Deuxième dénominateur commun donc, l’action, et son motif. Les acteurs du collectif partagent en effet un objectif semblable : la réappropriation des biens communs. Tous y travaillent : Terres de liens promeut la réappropriation des terres agricoles par les paysans, Energie partagée redonne la possibilité aux citoyens de décider de leur modèle énergétique, Attac combat la domination des marchés financiers et la privatisation en tout genre qu’elle induit, MIRAMAP s’attaque au retour de la souveraineté alimentaire en circuit-court…
Le mouvement de la Transition porte haut et fort une conception volontariste de l’intérêt général : l’argent, l’énergie, l’agriculture, la démocratie sont des biens communs auquel chacun d’entre nous doit pouvoir prétendre équitablement et disposer sans entrave. Présente pendant les trois jours, Frédérique Basset, journaliste et auteure de Vers l’autonomie alimentaire, parle de manière enthousiaste d’une « société civile qui se réapproprie son demain ».
"Les grenouilles doivent parler avec les ours"
C’est dans cet objectif, qu’elle décide de s’allier. Le dernier pilier est finalement ce qui constitue l’ossature du mouvement : c’est la dynamique collective qui porte, ensemble, les idées du collectif. Derrière la sempiternelle devise selon laquelle l’union fait la force se cache un pari audacieux, celui de regrouper onze structures indépendantes et souvent bien établies. Certes, ces mouvements regardent la société avec un prisme identique ; ce n’est pas pour autant qu’ils partagent leur lunette.
Alain Aubry, en charge du Réseau des Colibris, est un des membres fondateurs du projet de Festival. Il explique la démarche : « on cherche avant tout à construire un dialogue ; en organisant plusieurs AG au même endroit dans le cadre du Festival, on permet la rencontre de militants qui s’ignoraient parfois, jusque-là. La coopération, c’est bien mais ça s’apprend. C’est toute la valeur ajoutée des Colibris dans ce collectif : relier et faire vivre ensemble ».
Frédérique Basset confirme : « Cette branche du militantisme est un microcosme, et pourtant il n’évolue pas vraiment ensemble. C’est intéressant de voir comment on construit une cause commune sans gommer les différences. Les grenouilles doivent parler avec les ours et les ours avec les grenouilles ». Il s’agit de parvenir à placer l’intelligence collective comme fondement du mode opératoire du collectif.
Le mouvement de la transition a donc trois valeurs fondatrices : démontrer les responsabilités individuelles de chacun, se réapproprier les biens communs et agir en synergie, par la force collective. Trois valeurs au service d’une vision transversale et systémique de transformation de la société.
Reste à adopter une ligne de conduite, que les porte-paroles veulent résolument optimiste. Philippe Cacciabue, directeur de la Foncière Terre de liens, le répète franchement : « J’attends de ce collectif qu’il me fasse rêver ». Cultiver, entretenir et partager cet optimisme, telles sont les clés des prochaines années pour le mouvement. Car les contraintes et les embûches sont nombreuses. Un jeune militant l’explique à sa façon : « les mauvaises nouvelles, on les connaît. Les bonnes, un peu moins. Regardez ce week-end : tout le monde savait qu’il allait pleuvoir et faire froid, et pourtant les gens se sont déplacés. C’est un peu ça, le mouvement de la Transition : on a conscience que c’est difficile, mais on y va ».
"Sommes-nous vraiment la société civile ?"
Mais qui sont donc ces gens qui se sont déplacés ce week-end ? Pour la plupart, tous les participants étaient acquis à la cause. Une responsable associative, habituée de ces événements, ne s’en cache pas : « Cela reste toujours les mêmes militants, on tourne entre nous, en vase-clos ». Pour la plupart, les visiteurs du Festival étaient des sociétaires des associations qui y faisaient leur AG. De quoi établir une limite évidente pour Déborah C., d’ATTAC : « Entre nous, on aime bien se revendiquer comme des acteurs de la société civile, mais sommes-nous vraiment celle-ci ? De qui sommes-nous véritablement représentatifs ? »

Si beaucoup concèdent à demi-mot cet entre-soi, tous n’y voient pas que des aspects négatifs. Maxime G., par exemple, est ainsi devenu sociétaire de quatre des associations présentes sur le Festival. Il s’est ainsi rendu aux AG d’Enercoop, d’Energie Partagée, de Terre de liens, et de la Nef. Pour lui, « c’est vrai qu’on croise toujours les mêmes têtes. Mais depuis un ou deux ans, il y en a aussi de plus en plus de nouvelles. C’est l’efficacité de notre travail de sensibilisation à tous. Cela prend du temps, mais cela traduit que l’on passe d’une étape de prise de conscience à une étape d’action ».
Le mouvement naît, il a besoin d’une assise solide, il fédère les consciences proches. C’est un tour de chauffe. Judith Schneider, responsable de la communication d’Enercoop, témoigne : « Même si on a l’impression d’être entre convaincus, il nous faut toujours pousser plus loin notre discours, vérifier qu’il fonctionne auprès de nos adhérents et qu’il peut en séduire d’autres, proches de notre vision. C’est une sorte d’étape de confirmation nécessaire ». Après, il faudra aller chercher l’adhésion du plus grand nombre, et s’atteler à inscrire cette vision dans la société, comprise dans son ensemble. Le comité de pilotage du collectif y réfléchit déjà. Paris, d’autres villes européennes, plus grandes, les possibilités sont nombreuses.
Empêcheurs de tourner en rond
Trois Espagnoles avaient fait le voyage depuis Chalon-sur-Saône. Kinésithérapeutes, elles se sont installées depuis quelques mois en France, pour y trouver du boulot. Leur regard s’est aiguisé sur les espoirs déçus que peuvent engendrer de grandes mobilisations collectives : « Les Indignés ont représenté beaucoup, pendant quelques mois, au début de la crise en Espagne. Mais il était difficile d’organiser ce mouvement, de le structurer pour lui donner une réalité pérenne. Peu à peu, l’euphorie est retombée, la mobilisation s’est essoufflée et la jeunesse espagnole se sent aujourd’hui dépitée, désemparée. Et il est beaucoup plus difficile de construire sur du désenchantement ». L’expérience est à méditer pour le Festival, car l’enjeu est de s ’inscrire dans la durée et d’atteindre une taille critique. Pour ne plus tourner en rond mais devenir ces vrais empêcheurs de tourner en rond dans l’espace public.
Viveret le rappelle, lorsqu’il paraphrase Einstein : « On ne résout pas un problème dans les termes qui lui ont donné naissance ». Ingénieur et ingénieux, le collectif de la Transition citoyenne s’attache donc à cette importante tâche : donner à voir les indices de la fin du vieux monde et rendre visible ce qui existe déjà pour mieux construire ensemble la transition vers de nouveaux modèles pour demain.