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A Nantes, championne du « greenwashing », le banquet écolo a été vampirisé par une multinationale

Un grand banquet gratuit à base de légumes de récupération, pour lutter contre le gaspillage et montrer qu’on est écolos : Nantes, qui se proclame « ville verte », avait mis les petits plats dans les grands. Sauf que la multinationale Sodexo a assuré la logistique de l’opération, qui a coûté plus de 30 000 euros...


-  Nantes, correspondance

Le 25 septembre à Nantes, quelque 7500 convives ont pu dîner gratis d’un curry de légumes de récupération, pour célébrer le dixième Sommet mondial de la ville durable, Ecocity, tout en luttant contre le gaspillage alimentaire. Le but était surtout pédagogique, démontrant en actes que le gâchis de nourriture peut trouver des parades collectives, à grande échelle. Il s’agissait aussi de faire bouger les mentalités, d’interpeller les élus, les entreprises, la grande distribution voire à terme de faire bouger la législation.

« Avec 1,3 tonne servie, on a servi 6 000 repas. Un événement spectaculaire, et une performance qui a nourri 2 % de la population de Nantes, ce qui en fait le record d’un monde. Faire œuvrer ensemble le monde associatif et celui de l’entreprise, deux mondes qui se côtoient peu, c’est comme faire une vinaigrette, huile et vinaigre. Sans moyens industriels, financiers, législatifs, les associations tambourinent, mais pas plus. Il faut dépasser les postures stériles de défiance et d’opposition de principe, qui séparent entre gens foncièrement mauvais et d’autres foncièrement idéalistes », dit Julien Dossier, coordinateur du grand repas nantais, consultant en « green business », prof à HEC (école des Hautes études commerciales) et à l’école des Mines.

Bonne humeur et bonne conscience -

Huile et vinaigre peut-être mais l’émulsion a-t-elle vraiment pris ? Associer une multinationale a une soirée événementielle prônant l’éco-responsabilité collective, est-ce possible ?

La présence massive de la multinationale de la restauration collective, Sodexo, a fait tousser quelques associations qui ont préféré jeter l’éponge en cours de route, avant le jour J de ce « Banquet des 5000 ». Les membres de Nantes en transition, et d’ADDA (Aujourd’hui restaurons demain) ont considéré que le budget était démesuré et que la présence de Sodexo contredisait l’esprit de ce repas de légumes invendables, tordus, hors des normes ou en rebut des circuits marchands. « On a été manipulé, broyé par une grosse opération de com. On a préféré ne pas participer à ça », note, amer, un membre d’une de ces associations.

"Notre visibilité est contrainte"

Soupirs chez Sodexo : « C’est vrai, on a senti une froideur de la part de certaines associations. C’est dommage mais ça ne nous a pas empêché de faire cette belle manifestation, confie Mathilde Loing, directrice de la campagne Stop hunger Europe [Stopper la faim en Europe] au sein du groupe. Pour nous, l’esprit de ces collaborations hybrides, ce n’est pas d’un côté les associations, les gentils, et de l’autre les entreprises qui seraient les méchants... ». Sodexo regrette aussi de ne pas avoir pu faire apparaître publiquement son appui : « Ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant l’utilisation de légumes glanés, qui ne ressemble évidemment pas à nos pratiques, que la mobilisation responsable contre le gaspillage, faite d’une manière non culpabilisante. Sur ces événements, notre visibilité est assez contrainte. On met plus en avant les ONG. C’est dommage mais c’est comme ça. Sans doute la crainte du greenwashing, mais ce n’est pas du tout notre esprit. Reste qu’on peut communiquer en interne à nos clients, nos salariés... ».

Sur quoi se base cet ostracisme subi par l’entreprise ? Ce n’est pas une question à laquelle on répond, chez Sodexo, d’autant que le groupe s’est associé dès le premier de ces « banquets des 5000 » à Trafalgar Square en 2009, où Sodexo retient que « la visibilité » de sa marque était alors « admise ».

Logo exclu par contrat

Associée à Tristam Stuart, initiateur des banquets des 5000 dans le monde, Maude Frachon, de l’association Disco Soupe, tempère : « A Trafalgar Square, Sodexo a pris l’organisation au dépourvu en arrivant avec casquettes et T Shirt siglés. Pour Tristam Stuart comme pour nous, il est hors de question de recevoir des fonds privés. Je me suis battue, avec Tristam Stuart, pour que le banquet des 5000 ne soit pas financé par Sodexo, qui a finalement fait son don à Ecocity. Un contrat a même été signé entre Ecocity et Sodexo pour que l’argent qu’on doit recevoir d’Ecocity provienne explicitement de la part de fonds publics, pas de l’apport de Sodexo. Sinon, on aurait annulé. Sodexo voulait son logo sur la tenue des bénévoles, mais c’est l’équipe d’Ecocity qui n’a pas compris notre exigence de "no logo " ».

Sodexo a donc donné à Ecocity, qui a financé le Banquet des 5000. Les apparences sont donc sauves. Mais la réalité est là : la multinationale, en compagnie des fonds de la municipalité, a financé cette opération "écologique"...

"Mécénat de compétences"

Combien Sodexo a-t-elle donné pour le Banquet des 5000 à Nantes ? « Ce n’est pas un sujet intéressant », rétorque Mathilde Loing. En revanche aucun problème pour indiquer que la compagnie a mobilisé un « mécénat de compétences », soit une vingtaine de cadres, et a donné et prêté une vingtaine de louches, autant de cuillères de service, deux pelles à mélanger, 6 000 assiettes et 6 000 couverts jetables garantis biodégradables, des lots de tabliers, charlottes et gants pour 150 marmitons bénévoles. « L’apport de matériel Sodexo n’a pas été à la hauteur de la liste qu’on leur a fournie. On a du compléter en faisant appel à un loueur », reprécise Maude Frachon. Pendant deux jours, le site d’Ecocity a associé le logo Sodexo aux associations investies dans l’organisation de ce grand repas gratuit. La colère des associations a fait supprimer le logo qui fâchait.

L’initiative du repas gratuit est portée par l’Anglais Tristam Stuart, figure mondiale de la lutte contre le gâchis alimentaire, créateur des « banquets des 5000 » et consultant indépendant. Il travaille pour les gouvernements, les collectivités, est mandaté par la Commission européenne pour organiser des banquets aux quatre coins de l’Europe. Pour sa prestation à Nantes, la présence de son équipe a d’abord été annoncée aux associations locales à hauteur de 10 000 euros. « C’est en fait 6 000 euros. Mais nous n’avons encore rien reçu, répond Tristam Stuart à Reporterre. Et pas un seul euro ne va dans ma poche. Je suis bénévole sur ces organisations. Je ne reçois personnellement rien et n’ai jamais rien perçu pour les banquets des 5000. Je facture les institutions et les entreprises pour faire des interventions et divers travaux, ce qui me permet de travailler le reste du temps gratuitement ».

Image générique de Tristam Stuart qui sert pour chaque banquet

Du côté de Nantes Métropole, la personne chargée d’Ecocity n’a pas souhaité répondre aux questions de Reporterre.

Un document préparatoire au dîner gratuit estime que « le budget sera valorisé à 60 k€, qui se répartissent environ à 40 k€ en monétaire et 20 k€ en nature. Sodexo sera partenaire d’Ecocity qui utilisera une partie du financement pour le banquet (...) Un accord de "discrétion" existe entre Sodexo et Tristam Stuart, c’est pourquoi leur visibilité sur l’évènement sera très mesurée. L’échange se faisant aussi sur Ecocity. Il faut préciser à ce stade que Sodexo se lance dans une stratégie de diversification avec notamment l’offre de service à la ville, d’où son intérêt pour Ecocity. »

Selon Julien Dossier, cheville ouvrière de l’opération, le budget opérationnel a réellement été de 30 000 euros. « Et c’est un budget de sobriété. Il y a quelques coûts incontournables, l’installation d’une cuisine, la sécurité, le nettoyage, les affiches et les tracts, des associatifs qui se sont libérés, se sont dédiés à temps plein à l’organisation, du gaz à consommer pour la cuisson, et le chef qui vient de Londres avec un camion et du carburant. Autant de dépenses qui ne se troquent pas ».

« Ça fait un mois que je dois m’expliquer. Ça m’épuise. Personnellement, je ne reproduirai pas ce genre d’opération avec un grand groupe industriel », dit Maude Frachon.


Hypocrisie, pour le collectif des glaneurs

Le banquet public gratuit en ouverture du colloque Ecocity n’a pas fait que des ravis. Un collectif des glaneurs et glaneuses est intervenu le soir même en brandissant des banderoles dénonçant « Nantes capitale de l’hypocrisie », et clamant que « La récup’ n’est ni un dîner de gala, ni une source de profits ». Une pancarte soulignait : « La récup’ ? de l’art pour les bobos un délit au quotidien ». Au micro, une femme a dénoncé cette mise en scène spectaculaire pour bobos : « Que Nantes ville durable organise un repas-spectacle à base de récup’ nous met en colère, à l’heure où des personnes se retrouvent devant les tribunaux pour récupération dans les poubelles des supermarchés ». Deux procès devraient se dérouler les 23 et 26 octobre à propos de tels "délits". Un des membres de ce collectif informel a déclaré que « Nantes se bâtit comme une ville moderne, ultra libérale, utilise des associations honnêtes, comme Discosoupe qui font un super travail avec les gens défavorisés juste pour se donner une image ».

Dès 21 h 38, un communiqué rageur du maire de Nantes et du président de Nantes métropole prévenait la presse déplorant un « comportement tout simplement regrettable » et la « perturbation » de ce « grand moment de partage », décrit comme une «  fête populaire et citoyenne ».


Sodexo, au-delà du soutenable ?

Malgré des déclarations ronflantes sur sa responsabilité sociale et environnementale, son plan Better tomorrow et des prix développement durable, le groupe Sodexo est régulièrement traversé par des scandales notamment pour ses pratiques antisyndicales aux Etats-Unis, et au Brésil, ce qui a valu au groupe français d’être la cible de campagne de protestation dans les universités américaines et de se voir épinglé par un rapport de Human right watch en 2010 pour discrimination syndicale.

La même année 2010, Sodexo a été tenu d’ indemniser l’Etat de New York à hauteur de vingt millions de dollars, après des irrégularités dans les services facturés à 21 écoles et universités et les rabais exigés aux fournisseurs. En 2011, au Forum social de Dakar, des syndicalistes ont dénoncé les conditions de travail de salariés marocains et guinéens, mêlant « surveillance, harcèlement et pressions ». En septembre 2012, en Allemagne, Sodexo a aussi dû s’excuser et indemniser les victimes pour avoir importé des fraises congelées toxiques de Chine et provoqué une intoxication alimentaire affectant 11 200 élèves de cantines frappés de gastro-entérite. Mais sinon, tout va bien pour le groupe qui emploie 420 000 salariés dans quatre-vingt pays de la planète.

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