À l’île Maurice, rébellion et autogestion contre la marée noire

Durée de lecture : 8 minutes
Monde Luttes Pollutions Eau et rivièresLa marée noire qui a suivi l’échouage du « Wakashio » sur la côte sud-est de l’île Maurice, écrin d’une très riche biodiversité, a bouleversé les Mauriciens. Mais, malgré la dissuasion de l’État, ils se sont organisés pour protéger la côte. Cette expérience écosociale, souligne l’auteur de cette tribune, augure d’une « nouvo Moris » (« nouvelle Maurice »).
Stefan Gua est un militant du mouvement écosocialiste Rezistans ek Alternativ.
Le 25 juillet 2020 s’échouait sur le récif corallien du sud-est de l’île Maurice, à quelques centaines de mètres des côtes, l’un des plus grands vraquiers du monde, le MV Wakashio. Il était en route vers le Brésil pour récupérer du minerai de fer de la compagnie d’exploitation Vale, qui devait être acheminé par la suite en Chine. Long d’environ 300 mètres, il transportait à son bord 3.800 tonnes d’huile lourde (fioul de soute à faible teneur en soufre) et 200 tonnes de diesel pour le moteur.
La marée noire souille un lagon riche de 38 espèces de coraux
L’échouage du MV Wakashio, à Pointe-d’Esny précisément, n’a d’abord guère retenu l’attention, parce que l’île était en proie à la gronde sociale, du fait des mesures prises pendant la pandémie de Covid-19 (1) et de leurs conséquences économiques, surtout sur le tourisme. Mais la population s’est bientôt inquiétée de la possibilité d’une marée noire. D’autant plus que le mastodonte d’acier s’était affalé sur un récif au cœur d’une zone très riche, et fragile, en termes de biodiversité, mais aussi de ressources économiques.
On y trouve en effet l’île aux Aigrettes, qui incarne mondialement un succès de conservation et de restauration d’une partie de la faune et de la flore endémiques de Maurice, et le parc marin de Blue-Bay, 353 hectares désignés site Ramsar d’importance mondiale en 2008, exceptionnellement riches avec leurs 38 espèces de coraux et 72 espèces de poissons dénombrées. La zone est aussi nourricière pour des milliers de familles vivant essentiellement de pêche artisanale et d’activités de plaisance.
Du samedi 25 juillet au mercredi 5 août, soit durant douze jours, les autorités ont voulu se montrer rassurantes en affirmant : « Tout est sous contrôle. » Elles sont même allées jusqu’à démentir les images circulant sur les réseaux sociaux qui faisaient état de traces d’huile émanant du vraquier le 5 août. (2)

Mais le 6 août, l’île Maurice découvrait au réveil une mer souillée par plusieurs tonnes d’huile lourde, répandues dans un de ses lagons les plus immaculés. L’air empestait tellement que certaines des personnes venues sur le front de mer ont été prises de malaise, et que les écoles de Mahébourg et de la région sud-est ont dû être fermées. Beaucoup de larmes ont été versées à la vue d’une mer noircie de fioul et à celle des dauphins morts ou agonisants dans le lagon.
Les Mauriciens créent l’Usine du peuple
Si la négligence gouvernementale a provoqué la colère de nombreux Mauriciens – certains n’hésitant pas à la qualifier de « criminelle » –, ils ont été tout aussi nombreux à vouloir protéger le lagon. Tout est parti de militants du parti écosocialiste Rezistans ek Alternativ qui, du jeudi 6 août au soir à l’aube du lendemain, se sont affairés pour confectionner un prototype de bouée artisanale, « low cost & low technology » (en paille de canne, bouteille en plastique et filet de jardinage), sur le front de mer de Mahébourg, en face du vraquier échoué.

Ils ont été vite rejoints par des Mauriciens venus sur les lieux et impatients de « faire quelque chose » – même si c’était de la désobéissance civile, car l’État a tenté de les en dissuader au travers d’un communiqué imposant des restrictions d’accès au prétexte d’un danger sanitaire. Le militant David Sauvage, à l’origine de la construction de cette grande bouée, a raconté cette aventure autogestionnaire, « incroyable en termes de partage », dans un entretien réalisé le 24 août.

La première bouée, longue de 25 mètres, fut testée très tôt le matin avec l’aide de quelques jeunes de la région. Toute l’expérience, filmée, documentée et diffusée en direct sur les réseaux sociaux, reçut un plébiscite populaire et offrit aux Mauriciens vivant sur l’île, et même au-delà, une possibilité de contribution.
Ainsi, au cours de la journée du 7 août et pendant deux semaines, les Mauriciens transformèrent leur morosité et leur colère en un volontarisme sans précédent sur le front de mer, devenu pour l’heure « l’usine du peuple » L’endroit fonctionnait en parfaite autonomie, et se dévouait à la sauvegarde d’un bien commun, avec les moyens de production détenus par la collectivité et dont l’utilisation était validée démocratiquement.

Les réseaux sociaux et autres (écoles, établissements privés, etc.) furent mis à contribution pour collecter les éléments nécessaires à la confection de plusieurs dizaines de kilomètres de bouée artisanale, et les Mauriciens se sont relayés pour fabriquer, puis mettre en place ces bouées dans le lagon grâce au dévouement des bateliers de la région. Celles-ci ont pu contenir le fioul en mer pour l’empêcher de contaminer le riche littoral du sud-est de l’île, et se sont aussi révélées efficaces pour absorber le liquide contaminant, facilitant ainsi la tâche des techniciens chargés de son pompage en mer.
Si cette initiative citoyenne, validée par des experts de l’ONU venus sur les lieux après la catastrophe, a galvanisé la population de Maurice, elle a aussi permis de mettre le gouvernement face à ses responsabilités en termes d’inaction, de négligence et de mauvaise décision – ce qui est crucial quand on sait que Maurice gère une zone maritime de quelque 2,3 millions de kilomètres carrés, partagée avec les Seychelles.
« Bour zot deor ! » (« Foutez-les dehors ! »)
Ils sont nombreux à l’île Maurice à se demander comment ce vraquier de 300 mètres a pu quitter sa route initiale pour venir s’échouer sur le récif corallien sans aucune intervention de l’État. Ou pourquoi, durant les 12 jours d’échouage avant la marée noire, les produits pétroliers n’ont pas été extraits des cuves du navire, ou encore pourquoi des mesures appropriées n’ont pas été prises, comme la mise en place d’une ceinture autour du Wakashio pour contenir tout éventuel déversement de fioul. Dans un tweet datant du 7 août, le Premier ministre avouera que Maurice n’a pas les compétences ni l’expertise pour le renflouage des navires échoués.

Ainsi les dénonciations de la gestion catastrophique de toute cette crise par l’activiste social, expert en sécurité maritime, Bruneau Laurette, ont-elles soulevé une vague d’indignation. En appelant les citoyens à se mobiliser le 29 août à Port-Louis, ce dernier ne s’attendait pas à la centaine de milliers — entre 123.000 et 157.000 selon lui, sont descendus dans la rue — de manifestants appelant à la démission du gouvernement, avec le slogan « Bour zot deor ! », signifiant en créole mauricien « Foutez-les dehors ! ». Si ces appels furent répétés lors de la manifestation du 12 septembre à Mahébourg, qui réunit environ 80.000 personnes selon les organisateurs, il n’en demeure pas moins que le slogan « Pou nouvo Moris » (« Pour une nouvelle Maurice »), choisi par les initiateurs de la marche, augure une nouvelle ère pour cette ancienne enclave coloniale britannique.

[1]