Bienvenue à Voiture Land, le pays du drive !

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Une nouvelle forme de grande distribution est en plein essor dans les zones péri-urbaines et les villes moyennes : le « drive ». Les courses sont préparées à l’avance selon votre commande et vous venez les chercher en voiture. La consécration d’un mode de vie péri-urbain où la voiture est reine.
- Crécy-la-Chapelle (Seine-et-Marne), reportage
A la sortie de l’autoroute, le rond point mène à une nationale qui file entre les champs, les pavillons et quelques entrepôts. L’un, afflublé d’un logo orange, se distingue : bienvenue au E.Leclerc Drive de Crécy-La-Chapelle.
Le bourg se situe à quarante-sept kilomètres de Paris, en bout de ligne de train de banlieue. Maisons et zones industrielles s’éparpillent et repoussent peu à peu les champs. Google maps indique trois drives et au moins quatre hypermarchés à moins de dix kilomètres.

Parking vide
A l’entrée du petit entrepôt, une jeune fille, l’air désabusé, attend les clients. En plein samedi après-midi, le parking, qui ressemble à celui d’une station service, est vide. Il faut garer sa voiture devant une borne, qui demande au client le code de sa commande. La jeune fille rentre dans le bâtiment, quasi vide : quelques congélateurs permettent de garder les produits au frais.
Le reste des commandes, moins d’une dizaine apparemment, attend déjà prêt dans des chariots abandonnés au centre du hangar. Mais aucune trace d’un stock de marchandises. Sans doute les paniers sont-ils préparés dans l’autre drive E.Leclerc, situé à quelques kilomètres, avant d’être acheminés ici .
La gardienne de l’entrepôt amène le chariot de courses jusqu’au coffre de la voiture, donne un coup de main pour le remplir, retourne s’asseoir à l’ombre de la tôle. En moins de cinq minutes, c’est terminé. Dans le coffre, essentiellement des boissons lourdes, plus pratiques à transporter en voiture, quelques pâtes, mais finalement peu de choses : il y a moins de choix sur internet qu’au supermarché. Difficile aussi, d’acheter des produits frais comme les fruits et légumes ou la viande quand on ne peut pas les choisir. Sans parler du rayon bio, réduit à peau de chagrin...

Du béton gris et des voitures
Autre zone périphérique, Aulnay-sous-bois est à peine à dix kilomètres de la capitale. Objectif, un autre E.Leclerc drive. Cette fois-ci il est possible de l’atteindre via le RER B, gare de Villepinte. Alors, Reportere poursuit son reportage au pays du Drive… à pied ! Loin de toute habitation, la gare est desservie par des lignes de bus et un parking plein à craquer. Quinze minutes de marche sans rencontrer un seul autre piéton permettent d’enfin distinguer l’affichage orange du E.Leclerc drive.
Le béton des trottoirs est fatigué, les bâtiments de bureaux et les entrepôts commerciaux sont gris malgré le soleil de fin d’après-midi. Beaucoup plus grand cette fois-ci, le parking peut accueillir une quinzaine de voitures. Elles défilent en un flot tranquille et continu. Les coffres ouverts s’alignent, approvisionnés par des magasiniers qui sortent de l’immense entrepôt. Le bâtiment doit faire dix mètres de haut. A l’intérieur, on distingue de grandes étagères de ferraille où s’alignent packs de boissons, couches et paquets de gâteaux.
Le drive, avant tout un gain de temps
En ce jour de semaine, à l’heure de sortie des bureaux, les clients sont plus nombreux. Le temps d’attendre le chariot de courses et de les charger dans le coffre, Céline explique qu’elle passe sur le chemin du retour du travail, avant d’aller chercher ses deux enfants à l’école : « Le drive, c’est plus pratique pour s’organiser. » Elle achète tout ici, « sauf les légumes ».
Mathieu, 27 ans travaille juste à côté. Il est content d’être débarrassé de la corvée des courses : « Je n’aime pas passer du temps en magasin... et puis le budget est maîtrisé, il n’y a pas de mauvaises surprises en arrivant à la caisse. »
Gaëlle ne vient que quand elle n’a pas le temps d’aller faire les courses. « J’ai beaucoup de travail, souvent tard le soir et même le week-end », s’excuse-t-elle. « Mais il n’y a pas tout sur le site. » Pour la viande à la découpe, certains fromages ou sa crème fraîche 0 %, elle est obligée de passer en magasin.
Le gain de temps est aussi le principal avantage du drive pour Sylvain. « Cela me permet de faire autre chose que les courses, je vais voir mes enfants plus tôt. » Encore vêtu d’un pantalon de travail maculé de plâtre, il sort du boulot et passe chercher la commande pendant que madame garde les enfants, âgés de six mois et de deux ans). Le rituel se répète chaque semaine : « Ma compagne fait les courses sur internet : notre liste est déjà enregistrée sur le site, on l’ajuste selon les besoins en fonction de ce qui reste dans le frigo. Cela va vite. » Pour compléter, il passe en semaine chez le boucher ou l’épicier : « Ici on n’achète que le gros ».

La sortie à l’hypermarché est devenue une corvée
Sylvain correspond au profil type d’utilisateur du drive, selon Olivier Dauvers, spécialiste de la grande consommation ; il édite chaque mois l’étude Drive Insights : « Si l’on caricature un peu, les drives visent les foyers avec très jeunes enfants. Là où l’emmerdement des courses est maximal. Le drive répond donc à une attente sociologique. Les courses sont devenues une corvée et les consommateurs sont en recherche de praticité. »
Finie, la sortie plaisir à l’hypermarché. « Quand ils se sont développés dans les années soixante, ils étaient vus comme un facteur de libération car ils offraient un choix infini : on pouvait faire toutes ses courses en un seul endroit, explique l’historien de la grande distribution Jean-Claude Daumas. Aujourd’hui, l’hypermarché est vécu comme une contrainte, car on y passe de plus en plus de temps, justement à cause de ce trop grand choix. »
Une évolution parfaitement perçue par Chronodrive, qui a inventé le drive alimentaire et ouvert le premier au monde à Marcq-en-Baroeul en 2004. Car contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il s’agit bien d’une innovation de la grande distribution française, et non d’un dérivé des drives à l’américaine. La France reste le pays au monde où l’on compte le plus d’hypermarchés par habitant et a souvent été un laboratoire de test pour la grande distribution mondiale.
Le concept a été développé autour de trois conditions essentielles raconte Loïs Bérenguier, directeur de la communication de Chronodrive : « Des courses sans frais de livraison, au même prix qu’en hypermarché et avec un système très souple. » Le drive permet d’aller chercher ses courses à l’heure que l’on souhaite : une fois commandées, elles restent prêtes pendant au moins 24 heures.
« On fait économiser à nos clients les deux heures de supermarché du samedi matin... Et tout cela dans une logique de proximité », ajoute le porte-parole de Chronodrive. Le choix de l’implantation est primordial : « On implante les drives en périphérie des villes, sur les flux domicile-travail, dans l’idéal à côté d’un rond point pour fluidifier l’accès et proches des zones pavillonnaires, comme cela quand le client se gare chez lui le coffre est juste à côté de la cuisine. »
Un symbole de la vie périurbaine où la voiture est reine

Un terrain de jeu soigneusement défini mais finalement « très large », reconnaît Loïc Bérenguier. « On trouve des drives partout en France, sauf à Paris, et dans les zones urbaines très denses », confirme le spécialiste des drives Olivier Dauvers.
Le drive serait-il le symbole exacerbé de cette vie périurbaine où la voiture est reine ? « Exactement », répond l’anthropologue de la consommation Dominique Desjeux. « La voiture est le moyen d’organiser la mobilité entre le logement, le commerce, et le loisir. Le système s’est instauré dans les années soixante, en même temps que le démarrage des hypermarchés. »
Dans ce système, le coffre, qui permet de transporter les courses est particulièrement utile : c’est pour cela que l’on ne va pas au supermarché à pieds ou en transports en commun. Dans ce contexte, « le drive est une nouvelle adaptation de la grande distribution à ce système périurbain... Et il contribue incontestablement à augmenter l’impact de la ville sur la campagne », poursuit le chercheur.
Un impact d’autant plus fort que les drives « se sont développés dans certaines zones de manière anarchique », déplore la députée PS du Nord Audrey Linkenheld. Rapporteure de la loi ALUR (loi pour pour l’accès au logement et un urbanisme rénové), elle a porté les mesures de régulation des drives.
« Jusqu’à la loi les drives ne devaient obtenir qu’un permis de construire, mais n’étaient soumis à aucune autorisation commerciale », explique la députée. Désormais, ils seront traités au même titre que les supermarchés.
Jusqu’où ira le drive ?
Mais la régulation arrive un peu tard... Les enseignes ont déjà ouvert des drives à tout va, de peur de se faire piquer la clientèle et les emplacements par la concurrence. Oliviers Dauvers en comptait 2.839 au 1er mars 2014, avec déjà 117 ouvertures depuis le début de l’année, en seulement deux mois.
Le journal spécialiste de la grande consommation LSA Conso établissait un palmarès des villes les mieux équipées en juillet dernier : Limoges (140.000 habitants) compte 7 drives, idem pour Le Mans (143.000) ou encore Angers (143.000 habitants) et Toulouse (439.000).
De quoi agacer certains élus locaux, en particulier quand les enseignes s’implantent « dans des zones où ils génèrent des flux de circulation supplémentaire, et ne tiennent aucun compte de l’aménagement urbain » rapporte Audrey Linkenheld. La loi devrait donner des armes supplémentaires aux maires pour gérer ces nouveaux venus de la grande distribution.

Mais elle ne devrait pas freiner le développement des drives estime Olivier Dauvers : « Les enseignes répondent à une attente sociologique, et le modèle est rentable : il est moins cher d’ouvrir un entrepôt qu’un véritable supermarché." D’autant plus que les hypermarchés sont en perte de vitesse depuis quelques années.
"Les drives sont le principal vecteur de croissance de la grande distribution et leur chiffre d’affaires augmente de 60 à 70% chaque année depuis deux ou trois ans", affirme le spécialiste. Aujourd’hui, un quart des Français on déjà fait leurs courses au drive, qui assure 4% des achats alimentaires et bientôt 8% en 2015 selon les prévisions de l’institut Kantar publiées par LSA Conso.
Un constat temporisé par l’historien Jean-Claude Daumas. Pour lui, le drive est un nouveau canal de distribution parmi d’autres : "Depuis quelques années, le processus de courses se complexifie. On ne se contente plus d’un plein à l’hypermarché. On l’articule avec un supermarché plus petit, éventuellement une supérette et les commerces de proximité."
Paradoxalement, l’invention du drive pourrait donc accompagner le retour du petit commerce de centre ville, du boucher du coin de la rue et de la sortie du dimanche matin au marché.