Choses vues lors du départ du train nucléaire
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Le 23 novembre, des centaines d’activistes antinucléaires ont perturbé le départ d’un convoi de onze conteneurs de déchets radioactifs vers l’Allemagne.
- Reportage, Valognes
Le matin, je finis d’écrire l’article du jour. Voilà ce qu’on peut dire de ce qui se passe pendant ce temps : Vers six heures, mercredi 23 novembre, les manifestants ont quitté le camp où ils étaient installés au sud de Valognes, pour s’approcher de la ligne de chemin de fer, à quelques kilomètres de là. Evitant les forces de l’ordre en passant par les chemins et les champs, ils se dispersent le long de la ligne sur laquelle sont postés les gendarmes mobiles. Ils tentent de monter sur la voie, mais sont repoussés par les gendarmes, qui les inondent de gaz lacrymogène. On n’y voit plus à un mètre, il faut reculer.
10h20 : « Fabrice », au téléphone : « Ce n’est pas si infranchissable que ça, on est contents ».
Sur le pont enjambant la voie de chemin de fer sur la D2, entre Le Gibet et Les Fontaines, au sud de Valognes, la circulation est bloquée avant, mais on laisse passer les journalistes. Sur le pont, des camions de gendarmes, qui observent les deux voies, à la jumelle. Un gendarme, à qui je demande comment ça se passe, ironise : « C’est le dernier convoi, on fait la fête ».
Un photographe revient, l’air épuisé. Il dit que c’est la guérilla, là-bas, qu’il y a beaucoup de gaz et de mouvements.
On peut descendre sur la voie depuis le pont, ce que je fais, puis marche environ deux kilomètres, tranquille, observant les ronces qui, de place en place, progressent vers le ballast, avant de croiser des gendarmes, en tenue de combat. De la voie, il est possible de descendre vers un champ, où se trouvent une quarantaine de manifestants, la plupart jeunes, assez tranquilles. Quelques-uns sont en combinaison blanche. Ils discutent, quelques-uns sont assis et partagent des biscuits ou du pain. A terre, un carton : « Policiers, c’est la contamination de nos vie que vous défendez ». Une banderole : « Stoppons le train, train radioactif ».
Bonnets colorés. Masques en coton pour se protéger des gaz, voire masque respiratoire avec bonbonne. L’un avec sac plastique noir autour du torse – je discute avec lui, une trentaine d’années, il est intéressé par ce que je raconte de ce que j’avais vu en Allemagne lors des transports en 2000.
Ils ne sont pas très loquaces avec les journalistes – plusieurs fois, dans la matinée, il faudra s’expliquer, dire dans quel journal on travaille, quels articles on écrit. Trois reporters télé – des femmes, pas beaucoup plus âgées que les manifestants - sont là, discutent avec une des filles assises, qui finit par accepter une ITV – elle demande à ses camarades de la corriger s’ils n’étaient pas d’accord.
Anna, 24 ans, membre d’un collectif de chômeurs – pendant qu’un hélicoptère tourne au-dessus : « On est là pour bloquer le train des Castor. Les déchets nucléaires sont intraitables, radioactifs. Le Camp est là pour manifester une opposition totale et radicale au nucléaire, et aussi à un modèle industriel qui suscite toujours plus de croissance de la consommation électrique. Comme tout le monde, je suis stressé par les CRS. Nous sommes opposés à l’Etat, donc à la police. Il s’agit de se mettre en capacité de retarder le train. Les médias en parlent. Les paysans aux alentours se posent des questions. Les gens savent que le nucléaire est dangereux, mais ils ne croient pas possible d’en sortir. Les alternatives telles que les éoliennes industrielles, on n’est pas pour, elles détruisent les (écosystèmes), poussent à la consommation ; ce qu’on veut, c’est une énergie décentralisée, et moins d’énergie. Il ne faut plus laisser les lumières inutiles allumées, poser des doubles façades sur les maisons pour les isoler, moins de merde jetable, remettre en question le système de production actuel. »
Notre groupe quitte le champ, s’éloignant des voies – on passe à côté de quelques vaches rassemblées dans la boue autour d’un abreuvoir – vers une petite route qui conduit au croisement de La Jacquotterie. On retrouve d’autres groupes, les discussions s’engagent sur ce qu’il faut faire. On consulte les photocopies de cartes d’états-major du coin, on prend les nouvelles d’autres groupes par talky-walkies ou par téléphone portable, tout le monde participe à la discussion, certains, dotés des talky-walkies, sont des relais d’information, on grignote des biscuits. Voici une jeune fille, manifestement du coin, qui est venue en vélo – qu’elle a laissé de l’autre côté de la voie. Plus loin, un habitant a sorti une grande thermos au portail de son pavillon, et distribue du café à qui veut. Un couple est allongé sur le talus.
Yannick Rousselet, de Greenpeace, au téléphone, 11h10 : « Du pont du Cochon » - enjambant la voie entre Le Ruage et la Croix des Frênes – « je vois que les affrontements continuent. Les groupes sont très organisés, flexibles. Les flics les repoussent. Il y a beaucoup de gaz. » Il me dit aussi que du ballast a été retiré, que la voie a été soulevée.
On repasse vers un autre champ, plus grand, voisin du précédent dont il est séparé par une haie – on est en pays de bocage. Une centaine de manifestants. Les gendarmes sont sur la voie, qui ici domine le champ, un taillis assez haut l’en séparant. Un gars joue de la trompette. On entend un gendarme dire qu’ « il en a marre de recevoir des caillasses » - dans un champ voisin, quelques jeunes en balancent, d’autres ne sont pas d’accord et leur disent.
Les jeunes se moquent des gendarmes. On entend une explosion, une grenade assourdissante. On discute. Près du taillis, des jeunes coupent des branches d’arbre et les lancent sur la voie. On est dispersés le long de la lisière, et sans doute, d’autres groupes interviennent ailleurs. J’aborde un anar assez âgé, lui demande de m’indiquer où on est exactement, il me donne une photocopie de carte précise. On discute, il tient un discours similaire aux autres, indique que des gens sont venus de partout, et même d’Ardèche (ce matin).
11h40. Les gendarmes balancent deux ou trois grenades lacyrmogènes. Les manifestants en renvoient une. L’un d’entre eux est parvenu à se hisser sur la voie : il crie, agite les bras d’un air victorieux, avant de redescendre prestement quand les gendarmes arrivent sur lui. Le ludique se mélange au conflit : après qu’un gendarme ait renvoyé un bâton qu’on avait lancé, une combinaison blanche balance un ballon jaune sur la voie – mais le gendarme ne le renvoie pas. Un type passe, il a confectionné une sorte de parapluie dont les morceaux de toile découpée reproduisent le symbole du danger nucléaire. Cependant, dans le champ d’à côté, les gaz lacrymogènes tombent en pluie. Bon à savoir : la bouse de vache, posée sur la grenade qui vient d’arriver au sol, est un excellent moyen de l’empêcher de diffuser son gaz.
11h50. Au téléphone, le chargé de communication de la préfecture confirme que « les manifestants ont procédé à des tentatives de déballastage ».
12h00. Une sorte d’assemblée générale se tient dans le champ. On discute de la tactique. Il semble qu’il s’agisse d’organiser des diversions en divers points, pour permettre à une équipe de parvenir à faire quelque chose sur la voie. Mais les gendarmes balancent une salve de grenades, pendant quelques minutes, l’air est irrespirable.
12h15. Jean-Luc, du Collectif pour l’arrêt immédiat du nucléaire : « De toute façon, le nucléaire va s’arrêter. La question est de savoir si l’on le fait tout de suite, ou progressivement – ce qui nous expose à la catastrophe ».
12h30. Un groupe se forme, d’une vingtaine de personnes, pour aller faire diversion dans un champ à côté. Je me joins à eux. En marchant, une jeune fille aux cheveux teints au henné me demande qui je suis. Journaliste, mais quel genre de papiers ? Comme dans La Presse de la Manche, où les manifestants seraient qualifiés d’ « anarchistes violents » (en fait, l’expression émane du Préfet de la Manche, et le journal ne fait que rapporter ses propos) ? Je raconte mon papier d’hier, dans Le Monde, sur l’idée que se manifeste ici un renouvellement du mouvement antinucléaire. Elle s’adoucit, insiste sur la démarche « non violente » de l’action.
On traverse un champ de maïs aux tiges cassées. Mais dans le champ que l’on vient de quitter, la police charge. On voit d’épais nuages de fumée et une cohorte de gendarmes en tenue de combat avancer. De notre côté, on dit « pas de cailloux », à l’adresse d’un qui en balance un vers la voie, où seuls quelques gendarmes sont postés de place en place. Un autre leur crie : « Quand on sera tous irradiés, il sera trop tard pour déserter. Désertez maintenant ! ». Mais le groupe ne voit pas d’issue de ce côté, et craint de se faire encercler entre la voie – d’où commencent à passer dans le champ quelques gendarmes -, ceux du champ voisin, et ceux qui pourraient venir du côté de la route. On retourne vers le carrefour de La Jacquotterie.
Mais là, c’est une scène d’émeute. Le coin, où quelques pavillons proprets font face à des champs, est asphyxié sous une épaisse fumée de lacrymo, tandis que deux petits barrages de pneus ont été érigés. L’un a été mis à feu et dégage une épaisse fumée noire. A droite, les manifestants, qui reculent face aux gaz. A gauche, une dizaine de gendarmes. A mesure que le gaz lacrymogène se disperse, on peut approcher. Quelques journalistes, un paysan voisin – la haie de son champ a été bien amoché par les affrontements -, quelques riverains, plus loin. Je m’assied sur le socle de pierre de la croix placée ici. Un manifestant s’avance pour mettre le feu à l’autre barrage. « Fais gaffe », lui crient ses camarades. D’autres gendarmes arrivent par un autre chemin, s’avancent : « On tient ici ». Et puis, ils reculent, et finalement, on ne les voit plus, tandis que les manifestants sont repartis de leur côté, après le Hameau Aubret.
Il reste les journalistes ; la caméraman de l’AFP demande à un jeune du coin s’il y a Internet dans sa maison, pour transmettre son reportage. Une dame arrive en voiture, elle a rendez-vous à 14 h à l’hôpital où elle travaille, elle est stressée. On lui dégage la route, en poussant quelques pneus qui ne brûlent pas.
13h15. Au téléphone, Yannick me dit que la plus grosse déformation sur la voie est réparée. Mais il y a toujours le drapeau rouge, qui indique que des travaux ou inspections sont en cours. Il a entendu parler d’un transformateur électrique dégradé.
Le maire de Flottemanville arrive, Hubert Lemonnier. Il est aussi journaliste, aujourd’hui, il avait pris sa journée. Il n’est pas content que la préfecture ne l’ait pas averti de ce qui pourrait se passer, il aurait pu prévenir ses administrés. Il a vu des gens qui n’ont pas pu aller au travail, deux petites filles terrorisées à l’arrière d’une voiture. Il y a trois blessés, à sa connaissance : un manifestant la tête blessée après un coup de matraque, un autre blessé à la jambe – il l’a accueilli à la mairie -, un gendarme. Il dit que ce matin, on ne voyait pas un mètre, tellement il y avait de gaz. « Il n’y a pas de courant antinucléaire, ici. Trois mille personnes à La Hague, et deux mille sous-traitants. A Flamanville, avec l’EPR, c’est pareil. Alors… Si on était contre les déchets, il fallait les empêcher de venir. Je ne comprends pas ceux qui les empêchent de repartir. » Il nous propose de nous déposer, avec une journaliste de l’AFP, Anna, sur le pont où nous avons laissé nos voitures.
En remontant vers la D2, on croise un important groupe de manifestants, puis un autre, moins nombreux, au croisement de la départementale. Ils empêchent le camion de pompiers d’aller éteindre les feux, qui pourraient atteindre les fils électriques du hameau. Il sort, pour aller dire aux manifestants qu’il s’est occupé de leur blessé, qu’il leur a offert du café, alors qu’il pourrait laisser passer les pompiers. Pendant ce temps-là, je sors de la voiture et tombe sur… Skippy, barbu, sac à dos, arrivé ce matin, aussi étonné que moi de nous croiser ici. Il est de Rouen, et il est de ceux qui ont permis qu’il y ait un grand chapiteau au Camp. Il n’a pas de portable, on se reverra. Sur le pont, tout est calme, la police veille…
14h00. Je repars vers le pont de Cochon, une sorte de QG des gendarmes et CRS, et où s’est retrouvé le gros des journalistes. Je discute avec un cheminot, qui m’explique ce qu’il sait, et ne craint pas d’indiquer son nom. Il confirme que deux guérites électriques ont été incendiées : comme elles contrôlent la signalisation des voies sur une trentaine de kilomètres, le train devra avancer au ralenti sur cette section. Je vais manger un morceau au resto posé au coin avant le pont, Yannick Rousselet arrive, on partage le bœuf bourguignon du jour.
15h00. L’attente. Au téléphone, le communiquant d’Areva indique que « le convoi est constitué. » On apprend qu’une camionnette de CRS – leur cantine – a été incendié. Au téléphone, Fabrice indique qu’« on a choisi le retrait des lieux d’action, on veut éviter des interpellations massives ». Il dit que le succès de l’action d’ici est bien reçu en Allemagne, où les autres groupes militants « sont agréablement surpris ». On attend. Camions de gendarmes et de CRS, beaucoup d’uniformes, les journalistes à côté, caméras braqués vers la voie d’où viendra le train. Des cheminots auscultent la voie là où elle a été déformée : l’un s’accroupit, pose sa tête sur le rail. Deux autres tiennent une grande barre, qu’ils posent entre les rails, comme s’ils voulaient les écarter.
A 16h00, on apprend que le train quitte le terminal ferroviaire de Valognes. On voit passer une draisine jaune, qui reconnait la route. Je discute avec Andree Böhling, de Greenpeace Allemagne : « L’évolution en France est surprenante.Personne n’aurait dit il y a un an que le PS serait sous pression pour discuter de la sortie du nucléaire. C’est l’effet de Fukushima. Si l’on ferme des centrales, cela stimulera les énergies renouvelables. C’est surprenant ce qui s’est passé ans en Allemagne : il y a cinq ans, les experts pensaient que les renouvelables ne produiraient que marginalement ; maintenant, l’état d’esprit a totalement changé. » Au téléphone, Philippe Guiter, de Sud Rail, m’informe que, suite au droit d’alerte sur deux gares de triage, à Somain et à Lille, la direction a décidé de changer l’itinéraire du train. « Son parcours va être chaotique ».
17h00. Les lumières jaunes du train apparaissent. Il arrive au pont, très lentement. Il s’arrêt peu après, puis repart. Deux locomotives de tête, deux wagons de voyageurs – contenant forces de l’ordre et gens d’Areva – les onze wagons portant les Castor blancs, un autre wagon de policiers, une locomotive. Peu à peu, il est absorbé par le tournant, et disparait. Fin du film.
Quand j’arrive à la gare de Caen, à 18h40, le train est déjà passé et poursuit sa route.