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Tribune

Décroissance ou barbarie

Les objecteurs de croissance ne mènent pas un combat seulement écologique, mais pour l’émancipation humaine

Durant une décennie d’engagement militant pour la remise en cause de la croissance économique, je me suis régulièrement dit qu’il est un côté grotesque à expliquer à coup de grandes démonstrations scientifiques qu’une croissance infinie est impossible dans un monde (quasiment) limité. Est-il réellement nécessaire d’en appeler aux travaux savants du mathématicien Nicholas Georgescu-Roegen sur la thermodynamique, la loi d’entropie, pour avoir besoin d’en arriver à cette conclusion ? Le 15 janvier 2009, le Japan Prize, une distinction internationale aussi prestigieuse que le Prix Nobel, vient d’ailleurs d’être attribué à Dennis L. Meadows, un des fondateurs du Club de Rome . Ce groupe de réflexion avait enclenché dans les années soixante-dix un large débat sur les « limites à la croissance* ». En France, des personnalités comme Jacques Attali, Michel Rocard ou bien encore Jean-Pierre Chevènement n’avaient alors pas assez de mots dur contre le modèle de croissance économique . Ce dernier n’avaient alors pas peur d’affirmer : « Les tenants de l’ordre, patrons et hommes d’Etats bourgeois retrouvant le Credo de Rivarol “Sa Majesté le Peuple se tient tranquille quand il digère”, ont fait de la “croissance” l’abécédaire de leur politique. La croissance économique est devenue la fuite en avant d’une société devant les problèmes qu’elle ne peut résoudre. » Et d’autres hommes politiques de son camp abondaient en observant que les politiques ont toujours la tentation, par facilité, de chercher à accroître la taille du gâteau plutôt que de s’atteler à son juste partage et à l’amélioration de sa recette.

Hélas, les tenants de la croissance (quelle que soit sa couleur) et du développement (fut-il durable ou soutenable) ont réussi a rejeter dans la marginalité, quand ce n’est l’extrémisme, leurs contradicteurs. Il faut dire qu’ils nageaient dans le sens du courant. Et les hommes politiques dissidents à l’orthodoxie économique rentrèrent bien sagement dans le rang pour ne pas céder leur place. Jacques Attali, par exemple, est devenu depuis un des plus fervents adeptes de la croissance et n’est pas avare en insultes pour ceux qui portent les thèses qu’il défendait trente ans plus tôt . Les tenants des thèses de la remise en cause de la croissance se sont vus assaillir par un flot de moqueries quand ce n’est pas de pures calomnies . Pourtant, pas plus les lois de la physique que la planète ne souffre de ces invectives… La cécité face à cette évidence enfantine de la croissance infinie démontre bien que l’homme, aussi instruit soit-il, habite bien davantage ses croyances et ses représentations que la réalité du monde physique. Cela n’empêche pas les théoriciens du déni des limites de la croissance de continuer à pérorer dans les médias pour nous expliquer comment sortir de la crise grâce aux mensonges qui nous y ont entraînés.

« Je crois à la croissance durable », a déclaré Nicolas Sarkozy le 25 septembre 2008. Un nouveau mensonge, c’est celui de la « nouvelle croissance », soit le même principe repeint en vert. Une opération cosmétique perverse qui nous empêche d’autant plus d’éclairer nos contemporains sur l’impossibilité de poursuivre dans cette voie. Premièrement, la croissance infinie du bio est tout aussi impossible que celle des produits industriels. Deuxièmement, la « croissance des services » qui se voudrait « immatérielle » a inévitablement un impact sur les ressources naturelles. Cette croissance voudrait jouer sur le temps et non plus la matière. C’est oublier que ni le temps ni la matière ne sont extensibles à l’infini. Pis, l’accélération temporelle est une composante essentielle de notre bonne vielle croissance. Cette accélération éjecte en premier lieu les plus faibles d’entre nous, incapables de suivre un rythme toujours plus fou et inhumain. Le président de la République Française, à l’instar de tous les dirigeants qui se présentent comme « modernes », déclare vouloir pourfendre les « idéologies ». Il devrait comprendre que la « croissance verte » relève du domaine de la « croyance ». Non pas dans la croyance salutaire en l’homme, mais dans celle prêchée par les idéologues, porteurs des utopies meurtrières qui se fondent sur le déni de la réalité.

Notre système économique productiviste est en train de se taper la tête contre le mur. Le mur, ce sont les limites des ressources naturelles et les lois de la biophysique. On ne saurait s’en affranchir. Certains pensent quand même que cela est possible, à l’image d’Hervé Juvin, président d’Eurogroup Institute, qui écrivait dans le quotidien économique Les Echos le 14 avril 2008 : « C’est le défi de l’Occident, il devra payer, il devra travailler, et il devra surtout poursuivre le défi qu’obscurément, depuis la Renaissance, il s’est donné à lui-même, nous nous sommes donné à nous-mêmes : achever le projet libéral, celui de l’homme que ne détermine plus ni la nature, ni les éléments, ni quoi que ce soit qui lui soit extérieur ; faire de l’homme le dieu créateur de son monde, du monde partagé, désirable, et aimable. Il va de soi que le plus difficile n’est ni de le financer ni de le concevoir. C’est de le rêver jusqu’à le désirer assez fort pour le faire. » Malgré leur caractère délirant, ces thèses reçoivent un accueil médiatique sans commune mesure avec la marginalité ou sont confiné les idées des objecteurs de croissance. Par exemple, l’émission de France Inter « Rue des entrepreneurs » lui consacra une heure de promotion (26-4-2008). Les thèses scientistes permettent d’éviter une inconfortable remise en cause. « Think out of the box » est un des slogans des néolibéraux. Voilà une sentence qu’il devraient davantage méditer.

Toute société possède son système « idéologico-religieux », c’est-à-dire sa cosmologie. C’est de cette dernière dont il va falloir nous libérer. Elle repose sur la croyance en la résolution de tous les problèmes par la technique et la science. Nous sortirons de cette cosmologie de gré ou de force. Volontairement, en renforçant la démocratie et le meilleur de notre tradition humaniste. De force, en attendant la régulation par le chaos. Notre choix n’est pas entre croissance ou décroissance, entre développement durable ou décroissance soutenable, non, il est entre décroissance ou barbarie. A défaut, le scénario noir va s’amplifier. Si nous arrivons à relancer l’économie nous relancerons aussi à la hausse le prix des matières premières. Nous précipiterons alors une nouvelle récession. Nous ressemblons actuellement, malheureusement, à des fous ; nous cherchons à passer la tête à travers un mur en discutant de la manière de le percuter avec le plus de vitesse.

Néanmoins, les ressources de la planète pourraient être mille fois plus importantes, nous n’en demeurerions pas moins des objecteurs de croissance. La croissance n’est pas qu’un modèle économique, c’est aussi une idéologie ; celle d’un monde sans limite. Le psychiatre belge Jean-Pierre Lebrun a très bien observé dans sa pratique professionnelle puis décrit dans ses ouvrages les pathologies humaines et sociales qui découlent de cette logique folle (montée de l’obésité, des « cas limites », etc.) . Pour s’émanciper, l’Homme a un besoin impératif d’intégrer la notion de limite, sauf à rester éternellement un bébé prisonnier de ses pulsions et instincts. A défaut, il demeure figé dans le culte de l’immédiateté, celui de l’« âge du sein », prisonnier du « ça ». Pour être simples, prenons l’image d’un gâteau. Si nous sommes incapables de nous fixer des limites symboliques (un quart, un huitième…), que se passe-t-il ? Ces limites, nous allons alors les chercher dans le réel, en arrêtant lorsque nous sommes malades ou lorsque le gâteau est terminé. C’est exactement ce nous sommes en train de faire avec la planète.

L’engagement des objecteurs de croissance n’est donc pas en premier lieu un combat écologique, même s’il s’appuie sur ses expertises scientifiques. Cet engagement relève avant tout d’un propos anthropocentriste. Il s’attache à comprendre les causes humaines de ces crises, à tous les niveaux, avant de s’attaquer aux conséquences. Surtout, il veut renouer avec des perspectives d’humanisation et d’émancipation. Il vise à se libérer d’une la perception de l’Homme et de la société comme d’un simple agent économique (producteur-consommateur) et d’une entité économique (un pays compris comme un entreprise), dont on mesure l’épanouissement à l’aune de l’augmentation du Produit intérieur brut. Cet engagement vise à rétablir l’Homme et sa société dans leur pluridimensionnalité. La liberté, l’égalité, la fraternité ou même l’amour de son prochain, ne seront pas totalisables dans un livre de comptes. C’est ce qui fait le bonheur de la condition humaine. Paradoxalement, la condition de décroissance économique des pays en situation de surproduction et de surconsommation est donc une croissance de dimensions non-quantifiables.
De plus, à l’accélération du productivisme basé sur le « toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus souvent », les objecteurs de croissance veulent substituer les valeurs du « plus lentement, avec plus de saveurs, plus profondément ». L’escargot qui est leur symbole ne signifie ni un arrêt définitif ni un retour en arrière, ce qui serait stupide, mais une volonté d’aller au rythme de l’homme, celui où il a les meilleures chances de grandir.
Tout cela peut sembler un rêve de doux poète hors du monde. Non, c’est tout simplement ce qu’ont cherché à faire tous nos ancêtres qui ont voulu donner un sens à leur passage dans la condition humaine. Ensuite ces valeurs débouchent sur des mesures bien concrètes : la relocalisation de l’économie, la sortie de la société de l’automobile, la décroissance des inégalités, etc. C’est à cette traduction en politique – c’est-à-dire en choix de société démocratiquement proposé à leurs concitoyens – que s’attellent actuellement les objecteurs de croissance .

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