Tribune —
Des bons côtés de la récession économique
Trois milliards de voitures dans le monde ? Insupportable. Il faut nous habituer à réduire notre consommation matérielle. La pilule sera cependant difficile à avaler, notamment pour les jeunes, élevés dans l’idée qu’eux aussi baigneraient dans la société de consommation.
Un spectre hante le monde, celui de la « fin de la croissance ». Bien sûr, le chômage fait peur, le spectacle des usines fermées et des queues devant les soupes populaires est affligeant (encore que nous n’en soyons pas tout à fait là, aujourd’hui, en France !), mais la croissance que tous appellent de leurs vœux est-elle plus réjouissante ?
Pas sûr, et j’en donnerai trois exemples :
1/ L’automobile
Symbole de notre croissance, elle envahit tout, au point d’ailleurs de ne plus guère rouler, et les bouchons sont chaque année plus longs (auto, certes, mais plus guère mobile). Nous en sommes, en France et chez nos voisins, à une voiture pour deux personnes, alors que la moyenne mondiale est d’une voiture pour dix. Ce qui signifie qu’une croissance qui viserait à donner au monde entier notre « niveau de vie » conduirait à trois milliards de voitures : le cauchemar ! Notre niveau d’équipement nous permet, en France, de transporter cent vingt ou cent cinquante millions de personnes en même temps, soit le double de la population totale du pays, touristes et immigrés clandestins inclus. Bref, il est évident qu’il y a beaucoup trop de voitures dans ce pays, et que relancer cette production est une aberration.
2/ Les douches
Ne riez pas. Quand je suis né, longtemps après Jeanne d’Arc, il y avait en France moins d’une douche pour dix habitants, et, petit, enfant de prof, on me lavait dans une bassine au milieu de la cuisine. Aujourd’hui, les normes de confort, d’hygiène, d’intimité, poussent à multiplier ces équipements, non seulement dans tous les appartements (ce qui est plutôt un bien), mais presque dans toutes les chambres, y compris dans les résidences secondaires, les hôtels, les cités universitaires… On va bientôt arriver à une cabine de douche par personne, pour une durée moyenne d’utilisation de vingt ou trente minutes par jour. C’est beaucoup, c’est absurde, c’est un gaspillage idiot de tuyaux, de place, de temps pour les fabriquer. Bien sûr, le même paragraphe pourrait être repris avec les écrans, les ordinateurs, les piscines, et mille autres machins.
3/ Les voyages
Bien entendu, nous sommes au siècle de la mobilité. Chacun rêve d’aller partout, et les prix n’ont jamais été aussi bas (on se demande parfois par quel miracle l’avion coûte moins cher que le bus qui conduit à l’aéroport). En même temps , cette course effrénée autour du monde, où chacun tourne autour de son nombril, conduit les voyageurs à souhaiter avoir toujours la même chambre dans tous les hôtels du monde, tellement ils n’en peuvent plus de changer tout le temps de cadre.
Alors quoi ?
D’abord, en finir avec cette confusion, désastreuse pour l’humanité, entre l’usage et la possession. Une rationalisation de l’usage de nombreux biens permettrait à plus de gens d’avoir accès à plus de services avec moins d’objets. C’est vrai pour les voitures, les vélos, les machines à laver, les ordinateurs, les skis, les robes de mariée, les livres, les disques, et presque tout le reste. Les formes peuvent être variées : copropriétés, communautés, coopératives, entreprises (publiques ou privées) de services, locations. La créativité humaine est presque sans limites, et aucune de ces formes n’a d’avantage absolu sur les autres, chaque usage de chaque objet pouvant donner lieu à une nouvelle forme de partage. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, passer d’une société du chacun pour soi, où l’interdépendance absolue de tous est compensée par un sur investissement dans la possession, à une société du partage, du libre accès d’un maximum de gens à un maximum de services disponibles.
Une telle mutualisation des moyens ouvrirait de nouvelles perspectives de croissance, de décroissance :
* Moins de voitures, plus de place, plus de fluidité pour le trafic. Moins d’argent dépensé par chacun pour « sa bagnole », et donc la possibilité de payer plus cher des véhicules plus performants, plus propres (sans illusions excessives sur les voitures propres), plus sûrs. Ou bien plus d’aides aux transports en commun, mieux répartis, plus accessibles à tous. Dans un premier temps, cette réorientation de la production et de la recherche peut être créatrice d’emplois.
* Des équipements sanitaires, de l’électronique, des biens culturels ou du matériel sportif conçus pour durer, pour être économes en matières premières et en consommations. Bref, moins de choses, mais de meilleure qualité. Moins d’argent dépensé au total, pour des produits plus chers et plus durables. Au bout du compte, moins de biens, et une meilleure utilisation par plus de gens.
Mais il faut aussi une remise en cause de ce que nous trouvons normal. Il n’est pas possible de construire les villes à la campagne, pas possible que tout le monde habite la dernière maison de la ville, avec vue sur les champs ! Il n’est pas normal que des gens doivent faire une heure (ou deux) de trajet tous les jours pour aller travailler, et autant pour revenir. Il est absurde de multiplier les chambres d’enfant au fil des divorces (des millions d’enfants ont, aujourd’hui en France, une chambre chez papa, et une chez maman, sans compter parfois celle chez papi et mamie...).
Assumer de vivre en ville, avec des voisins qu’on voit, qu’on croise, habiter près de son lieu de travail, pouvoir y aller à pied ou en vélo, vivre avec son papa et sa maman, est-ce de la récession, ou du progrès social ? Découvrir les musées de sa région avant d’aller voir les expos à New-York, passer ses week-ends près de chez soi, et pas aux Baléares, manger des pommes en hiver et des pêches en été, est-ce « revenir au moyen-âge » ?
Il reste à trouver des pistes pour cette transition, pour ce changement de société. En finir avec un discours publicitaire (largement intégré par beaucoup) qui nous fait croire que toutes nos tensions, frustrations, angoisses, trouveront leur apaisement dans un achat de plus. Apprendre à vivre autrement, à penser d’abord à ce que nous faisons, ce que nous sommes, et pas à ce que nous avons. Nous approprier la finitude de notre vie : nous n’aurons pas le temps de lire tous les livres imprimés à ce jour, ni de voir tous les beaux paysages du monde, et l’offre illimitée que nous avons sous les yeux doit nous pousser à faire des choix, affirmer des goûts, des valeurs.
Au moment où notre monde traverse une crise, qui au-delà de son aspect financier, est le signe que notre croissance passée ne peut pas continuer très longtemps, il faut que nos choix, individuels de consommation, et collectifs de réorientation de l’économie, prennent en compte les remarques qui précèdent. Relancer la consommation sans la modifier serait suicidaire, ne rien faire serait cruel pour les plus pauvres, une troisième voie est ouverte, celle d’actions volontaristes pour un autre modèle de société, avec de la recherche, tant sur les questions techniques (modifier les produits) que sur les questions sociales (promouvoir d’autres modes d’emploi de ces produits), du débat, de l’engagement de chacun d’entre nous. Bref, seule la décroissance, parce qu’elle sera assumée, calculée, nous permettra d’échapper à la récession et son cortège de souffrances pour les plus pauvres.
Les résistances seront nombreuses : Celles des plus âgés, ou des immigrés, qui entendront derrière tout cela un relent de rationnement, qui reverront des images de guerre, de misère, bref qui refuseront ce qui pourrait ressembler pour eux à un retour vers le passé honni. Celles de ceux qui se sont endormis dans la routine, et que tout changement effraie. Et surtout celles des jeunes, de ceux qui ne sont pas encore des consommateurs actifs, et qui depuis leur plus jeune âge, se préparent au moment où ils pourront faire comme les grands, les parents, les modèles de la télé et de la pub. La révolte de ceux qui ont vu la société de consommation, qui en ont rêvé, et qui n’y auront pas accès dans sa forme actuelle sera terrible, parmi la jeunesse de nos pays, mais bien plus encore dans le reste du monde.
Pour vaincre ces résistances, il nous faudra être à la fois patients et pressants, donner l’exemple, parler de nos rêves, de nos désirs, et pas de nos frustrations. Il nous faudra parler de plaisirs autant que de devoirs, donner envie plutôt que faire peur… être avant d’avoir.
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