Ecologiste scientifique et agitateur d’idées, Jacques Weber est décédé

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Anthropologue puis économiste converti aux sciences du vivant, Jacques Weber a cherché à refonder l’économie par la prise en compte de la biodiversité et des ressources naturelles. Il est décédé jeudi. Retour sur un parcours stimulant.
« Crise économique mondiale, effondrement de la biodiversité : du patrimoine naturel aux réserves bancaires souffle la tourmente… Mais quels rapports entre la rapacité aveugle de la finance et élégantes hirondelles qui pourraient ne plus nous annoncer le printemps ? Quels liens entre flux monétaires et circulation d’espèces dans les écosystèmes ? Espèces… amusant que l’on puisse désigner par le même mot une liasse de dollars et de rossignols ! »
Ce sont par ces mots que commence le dernier ouvrage majeur de Jacques Weber, coécrit avec Robert Barbault, intitulé La vie, quelle entreprise ! Pour une révolution écologique de l’économie. Ces deux chercheurs spécialistes de la biodiversité, amis dans la vie, ont consacré leurs dernières années de réflexion aux liens entre économie et écologie, à démontrer l’interdépendance des activités humaines avec la biodiversité. Après le trépas de son complice il y a quelques semaines, Jacques Weber laisse avec son décès soudain d’une infection pulmonaire, jeudi 6 mars, à Paris, un vide dans le paysage intellectuel français des écologistes. Contacté par Reporterre, Gilles Bœuf, président du Muséum national d’histoire naturelle, dit avoir perdu « deux grands maîtres à penser en peu de temps ».
Un chercheur « transfrontière »
« Qui de plus indiscipliné que Jacques dans son activité scientifique, où il a su mêler et hybrider des savoirs venus de disciplines très éloignées – de Georges Bataille à Elinor Ostrom (…) – pour servir une réflexion constamment enrichie sur la gestion des ressources naturelles ? » L’ouvrage collectif qui lui fut dédié l’année dernière, Rendre possible. Jacques Weber, itinéraire d’un économiste passe-frontières, rend hommage à la polyvalence des objets d’étude de cet érudit.
Né au Cameroun, dont il parlait encore les langues traditionnelles de son enfance, Jacques Weber a commencé sa carrière de chercheur comme anthropologue, en Afrique particulièrement où il y étudiera la paysannerie et ses techniques, avant de se spécialiser en économie. Selon Hélène Leriche, une de ses proches collaboratrices, « l’anthropologie lui a donné cette ouverture d’esprit, qui a forgé cette richesse énorme que de pouvoir aborder de manière transversale les problématiques auxquelles il s’intéressait. C’était un chercheur qui dépassait les frontières scientifiques ».
A l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER), où il créé et dirige le département d’économie, il travaille sur l’économie des pêches et la gestion des stocks halieutiques. Ses centres d’intérêt basculent alors vers l’écologie et les sciences du vivant, et il va consacrer la suite de sa carrière à la biodiversité, en créant puis dirigeant l’Institut Français de Biodiversité (IFB) au début des années 2000 et en initiant la création d’une plateforme internationale d’expertise sur la biodiversité IMoSEB, devenue aujourd’hui IPBES, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité.
Faire des passerelles entre les disciplines et entre les hommes, un leitmotiv qui fonctionnait presque comme un atavisme : « Jacques rebondissait souvent sur son nom de famille ; il disait que dans ‘’Weber’’, il y avait ‘’web’’, le réseau. C’était son truc, ça, le réseau. Il disait que l’intelligence, c’est le réseau », raconte Hélène Leriche.
Refonder l’économie sur le vivant

Son grand projet intellectuel aura consisté à réconcilier l’économie et la biodiversité, deux mondes traditionnellement étanches : « Je me souviens de nos premières rencontres entre lui, l’économiste, et nous, les écologues. Il y avait un vrai dualisme. Pour nous, l’économie, c’était le mal, le grand capitalisme qui détruisait le vivant. Et puis, il a démontré que l’économie était une réalité qu’il ne fallait pas évincer et qu’on pouvait concevoir des systèmes économiques qui défendent la nature. C’est comme ça qu’il a persuadé les écologues que des économistes devaient s’emparer de ces questions et progresser avec eux », témoigne Gilles Bœuf.
De l’autre côté, chez les économistes, Jacques Weber fait souvent cavalier solitaire : « Il a passé sa vie à propager des idées économiques totalement réformatrices. Il fut longtemps le seul économiste à aller plus loin que l’énergie et le climat dans la prise en compte économique de l’environnement. Il parlait du vivant au sens large et s’appuyait sur l’ensemble des sciences de l’écologie », dit Marc Barra, écologue à Natureparif.
Il n’aura eu de cesse de le répéter : la crise ouverte en 2008 n’est pas une crise économique et financière, mais « la première crise écologique majeure de l’humanité » dont les symptômes sont économiques et financiers et les coûts, sociaux. Les vrais facteurs responsables sont à trouver du côté de l’épuisement des ressources. Dans un article de 2010, il rappelait que « la crise s’est déclenchée au plus haut des cours du pétrole, des produits alimentaires et des matières premières importés. Compte tenu de l’estimation des ressources disponibles et de la prévision d’un pic pétrolier, toutes les conditions sont réunies pour que des anticipations rationnelles ne le soient plus du tout ».
Son hypothèse de travail est simple : si le socialisme s’est effondré parce qu’il ne prenait pas en compte la réalité des marchés, le capitalisme, lui, s’effondrera parce qu’il ne prend pas en compte le substrat qui lui est nécessaire, les ressources naturelles. « Dans le monde économique actuel, on ne peut créer de la richesse que par dégradation directe ou indirecte des écosystèmes. Il est en effet logique de ne pas économiser les facteurs de production gratuits et inversement. Ainsi, on observe des rejets massifs de poissons morts dans les pêcheries, ce qui est rationnel économiquement. Il faut donc trouver le moyen de baser la création de richesse sur la conservation de l’écosystème et, si possible l’amélioration du potentiel naturel ».
Par ce raisonnement, Jacques Weber pose la question du coût : comment prendre en compte la nature quand elle équivaut à zéro dans les indicateurs économiques classiques ? Jacques Weber est ainsi un des instigateurs des travaux de recherche sur la valorisation économique de la nature, qui se développent aujourd’hui autour du concept de rémunération pour services écosystémiques et autres taxations écologiques. Dans cette réflexion fondatrice, il accordera une importance particulière à distinguer les idées de valeur et de prix : « La mise à prix de la nature est en effet un avant-projet de la cotation en bourse et de l’appropriation privée de cette nature », tandis que « les valeurs, pour l’anthropologue comme pour l’économiste, sont constituées de ce qui ne se vend pas, ne se donne pas, ne s’échange pas, mais au mieux se partage ».
La biodiversité en mouvement
« Iconoclaste, parfois aussi provocateur », glisse Gilles Bœuf dans un sourire, Jacques Weber aura consacré beaucoup d’énergie à bouleverser les codes dominants pour y faire entrer le logiciel de l’écologie à travers la biodiversité. Si le travail est loin d’être achevé aujourd’hui, Jacques Weber se voulait un chercheur optimiste, confiant dans l’intelligence collective et l’évolution progressive. A l’image de sa définition de la biodiversité, qu’il considérait comme « la multiplicité des interactions entre organismes dans des milieux en changement ».
Hélène Leriche confirme : « Tout était dynamique, tout était mouvement selon lui. Il y avait une forme d’anarchie, et avec sa moustache un peu plus grande, il avait un air de Georges Brassens. Jacques Weber avait ce côté « mauvaise herbe », il passait là où c’était interdit ».