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Tribune

La bombe française bloque le débat sur le nucléaire


Si le débat français sur l’énergie nucléaire n’avance guère depuis
30 ans, c’est qu’il a un point aveugle. Le nucléaire est au cœur du
lien entre trois stratégies : industrielle, politique, et militaire.
Faire silence sur l’effet de cette dernière, c’est ignorer la réalité
et mettre en péril notre adaptation aux changements du monde.

Revenons aux vérités élementaires.
Au commencement, la bombe atomique
comme affirmation de soi. Churchill dès 1945 : "Soyez certain que
toute puissance qui parviendra à obtenir le secret tentera de fabriquer
(la bombe), et ceci met en cause l’existence de la société humaine. Ce
sujet prime tous les autres dans le monde"
.

Il n’a pas fallu 5 ans pour que le « secret » de la fission contrôlée n’en soit plus un, et que la course soit lancée. Ensuite, le caractère essentiellement « dual » (militaire-civil) de la technologie nucléaire, reconnu dès 1946 dans le premier rapport sur l’atome aux Etats-Unis : "Le développement des
applications pacifiques de l’énergie nucléaire et son développement
pour les bombes atomiques sont des processus largement interchangeables
et interdépendants"
.

Truman, inaugurant la construction du premier
sous-marin nucléaire (1952) précise la direction : "Paradoxe : la
plupart de nos progrès en matière d’applications pacifiques de
l’énergie atomique sont issus des nécessités militaires".

Plus
direct, un sénateur ajoute en 1954 : "Ce projet est à la base de
l’industrie nucléaire naissante de notre pays. Lorsque l’énergie
nucléaire viendra, elle sera le sous-produit du travail de l’US
Navy"
.

C’était vrai. Le programme dit « Atomes pour la Paix »
d’Eisenhower, présenté la même année à l’ONU, proposait au monde
(et à l’industrie européenne en particulier) les mêmes réacteurs
pour l’énergie électrique. Ainsi la plupart des monstres de 1000 MW
actuels sont-ils des descendants, dûment complexifiés, du très
compact réacteur à eau pressurisé (REP) pour sous-marin conçu en
1949, dont un ancien dirigeant du Projet Manhattan disait en 1956 :
"La plupart des experts estiment que les REP ne sont nullement les
réacteurs de l’avenir".

Un avis qui n’a guère changé pendant 55
ans, mais les ingénieurs et les Etats ont accepté de se plier au fait
accompli d’une expérience industrielle construite à budget illimité
dans la guerre, chaude et froide. Alors même que dans les années
1945-55 déjà, scientifiques et ingénieurs avaient imaginé et testé
– parfois en vraie grandeur – dix-neuf (oui, 19) concepts différents de
réacteurs dont plusieurs tellement mieux adaptés au civil, tellement
plus sûrs et créant si peu de déchets radioactifs à vie longue qu’on
les « réinvente » aujourd’hui pour la « Génération IV » des années 2035.

Situation sans équivalent historique. Car cette source d’énergie n’est
pas un enjeu stratégique comme le pétrole ou le gaz. Elle est d’abord
instrument politique ultime, biface – militaire d’abord, économique
ensuite. Pour la plupart des pays, le nucléaire est marginal (2,5% de
l’énergie utilisée au niveau mondial) ; sa véritable justification
première est la possibilité d’accéder à l’arme.

En témoignent les
étapes partout identiques de sa mise en oeuvre : prise en charge
initiale par l’État, création d’organismes chargés à la fois du
nucléaire militaire et civil, choix technologiques (uranium enrichi,
plutonium, éventuel retraitement) à usage dual...

La France a poussé cette logique à l’extrême : une part majeure de
l’armement, de l’expertise technologique et industrielle a fusionné
autour du nucléaire à partir des années 70. Un axe crucial de la
politique intérieure (notamment économique, orientant des
regroupements industriels) et extérieure (notre siége au Conseil de
Sécurité à l’ONU ; des exportations technologiques) a été
constitué autour de l’ensemble nucléaire militaire et civil. Sauf De
Gaulle, tous les gouvernants ont dissimulé ce lien infrangible.

Or chute du Mur, crises et terrorisme ont créé de nouveaux enjeux
stratégiques. Le monde reste certes dangereux, mais la destruction
nucléaire mutuelle ne répond à aucune des menaces existantes. La
priorité est au contraire de minimiser les armements nucléaires,
d’éviter leur prolifération et les dispositifs susceptibles de
permettre une mainmise terroriste sur les matériaux fissiles. Une
révision déchirante de stratégie militaire s’opère à reculons, dans
le silence des budgets et des restructurations. Comment la stratégie
industrielle française resterait-elle inchangée dans ce contexte ?

« Economie du plutonium » avec les réacteurs existants, poursuite du
retraitement à La Hague, priorité au surgénérateur alimenté au
plutonium dans les recherches sur le réacteur du futur au CEA - ces
choix sont issus de l’arsenal nucléaire et n’avaient de sens premier
qu’avec lui. Ils affectent des pans majeurs de notre industrie, bien
au-delà d’EDF ou Areva, dans un paysage économique où même le PDG
d’Exelon, principal nucléariste américain, reconnaît "totalement
non-rentable la construction de nouveaux réacteurs"
.

Un changement historique est nécessaire, qui dissocie les poids lourds
industriels du nucléaire. Il reste une vingtaine d’années pour le
faire, pour participer à la révolution industrielle vers des énergies
renouvelables compétitives et vers une distribution décentralisée
d’énergie électrique, pour mettre en œuvre à grande échelle les
gains d’efficacité énergétique.

Le tout associé à la recherche sur
un nucléaire dont la sûreté et la réduction des déchets seraient
cette fois la base, dissociée du militaire. Cette révolution a
commencé (Chine, Allemagne, USA entre autres) – à la fois complexe,
pleine de contradictions et indispensable. Et formidablement créatrice
sur les plans économique, politique, intellectuel.

Il faut bouger :
l’exception française devient une ligne Maginot industrielle et
sociale.


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