Tribune —
La femme, la mère et la publicité
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A propos du livre d’Elisabeth Badinter.
Ne pas enfanter est un droit, comme celui de montrer son visage. Pour savoir que les jeunes Afghanes enlevées dans les camps de réfugiés au Pakistan n’ont pas été retrouvées, car personne ne connaît leur face ; pour avoir vu à Haridwar, en Inde, une forme en burqua, grillagée sur les yeux, monter dans l’autocar, puis 5 km plus loin, le retirer pour paraître en sari, souriante comme les autres passagères, je n’hésite plus. Ceci posé, qu’on s’habille en nonne, pourquoi pas ? A l’âge des affiches de soutien–gorge dans la rue, ça détend (nous inventions la mini jupe, nous n’avions pas à subir ça : seuls nus dehors, des statues de pierre en ce temps là). Mais l’écolo en moi se rebelle si le voile se compose de nylon noir chaud au soleil comme une photopile, propice à la sueur et aux macérations, électrique sur la peau, crispant, prompt à flamber avec celle qu’il contient en dégageant des gaz toxiques ; de nylon fabriqué en polluant la biosphère au profit de princes du pétrole qui s’enrobent eux, de coton blanc d’Egypte de haute qualité. Ne pas enfanter aussi est un droit, sans doute moins vital pour une femme que d’aller visage nu, mais même ici, pas toujours évident.
On peut chercher la peur de la femme autonome, libre d’aller et venir, non vissée au foyer par un nourrisson, ses tétées et ses lessives, dans la misogynie antique grecque, juive et romaine, catholique par filiation. On peut noter, avec Jacques Brosse (de l’Académie française) que la médecine chez les Celtes appartenait aux femmes, chose intolérable à l’Eglise ; que les persécutées ont fui dans les forêts, où elles continuaient de prescrire et guérir, d’où le mythe des fées. C’est l’antiquité grecque qui a fourni la figure de la sorcière, munie d’une passoire pour ses philtres et potions, connaissant les plantes abortives, toutes très dangereuses, qui lorsqu’elles ne tuent pas vous ratent de peu.
En France, au XVIe siècle cependant, en pleine répression de la sorcellerie et guerres de religion, les femmes de haut statut : aristocrates et bourgeoises, ont commencé à exister en dehors du rôle de mère, confiant leurs nouveaux-nés à des nourrices un an ou davantage (s’ils survivaient). Pas d’instinct maternel alors, ni d’amour maternel, ces inventions récentes, note Elisabeth Badinter dans Le conflit : la femme et la mère (Flammarion). Sitôt la délivrance, liberté ! Pas pour toutes, bien sûr, pas pour les pauvres. L’auteur perçoit pourtant encore, de nos jours, une « tradition » de ne pas se laisser manger. Cela se traduit par l’usage du biberon (que le père aussi peut actionner) et le retour rapide des accouchées au travail salarié. Voilà pourquoi on fait davantage d’enfants en France qu’alentour. Mais l’auteur s’inquiète : l’idéologie naturaliste impose l’allaitement au sein et culpabilise les Françaises qui cesseront, elles aussi, de se reproduire, si ça continue. « Les jeunes femmes continuent à n’en faire qu’à leur tête mais jusqu’à quand ? »
Pour notre philosophe, ne pas avoir d’enfant n’est plus un « objectif politique » comme au début du XXe siècle où l’on refusait de mettre au monde de la chair a canon. L’argument circulait pourtant en 68, dans la génération d’après guerre : elle ne l’aura pas entendu. Il semble lui échapper aussi que 80 millions d’Allemands vivent sur un territoire plus petit de moitié ou presque que la France qui compte 58 millions d’habitants. La manie de confiner la mère avec le nourrisson, et un hédonisme légitime, empêchent seuls, pour elle, les Allemandes de procréer. Aucune réflexion écologique ne la perturbe. Elles semble habiter le monde merveilleux de la fable qui renouvelle l’air, l’eau, les sols, les forêts, les peuples, les semences, tel une corne d’abondance, à mesure des destructions.
Qu’elle ne crédite pas les femmes de plus d’intelligence, peu importe. Reste qu’on les culpabilise, et pas elles seulement. Derrière l’injonction « Mères, vous leur devez tout ! » qui produit maint enfant-tyran, s’en cache une autre : celle de consommer. Il faut un lit pliant pour les voyages de Bébé. Adieu, les couffins déposés au sol chez les amis ou les berceaux hauts des grands mères, qui ne demandaient pas de se pencher. Vous n’achèterez jamais assez.
On sait que la publicité agit par identification. Des patients ont raconté sous hypnose, leurs ruminations inconscientes au supermarché : « prendre le petit déjeuner X, comme ça la famille sera unie, le matin, plus de disputes » dans la revue écologiste Coevolution en 1977
http://wholeearth.com/issue-electro....
Du fait qu’en vidéo, il n’existe pas d’image fixe (à l’inverse du cinéma) et que le cerveau, occupé à construire ce qu’il voit, ne peut en même temps le critiquer, seule l’émotion passe à la télévision (pleurs à tous les journaux). Des psychiatres conseillaient de réfuter les spots de pub’ à haute voix. Aujourd’hui bien souvent, la publicité ne vante même plus de produit, seulement des notions morales, a montré Naomi Klein dans No Logo (2001) : telle chaussure fait de vous un champion magnanime, telle voiture un père aimant, etc.
Alors oui, il existe ce règlement cité par Elisabeth Badinter, voté à l’OMS en 1981, qui limite la publicité pour les substituts de lait maternel, mais il ne tombe pas du ciel de l’idéologie. Auparavant, les affiches et Tshirts pour lait en poudre fleurissaient dans le Tiers Monde, les parents se privaient pour ce produit qui faisait les joues rebondies, et les bébés mouraient dans les diarrhées de « la maladie du biberon », faute d’argent pour leur en donner assez ou faute d’eau bouillie. Le Sauvage l’a raconté, dans son numéro « pour manger sans en crever » (1979). Il a fallu une commission d’enquête menée par Edward Kennedy aux États-Unis, en 1978, et un boycott de Nestlé avec une baisse des ventes de 20 %, pour en arriver là.
Leçon tirée pour Nestlé a qui réagi très vite, en mars dernier, à un film avec menace de boycott qui se diffusait comme un virus sur Internet :
http://www.youtube.com/watch?v=QV1t.... La firme a rapidement promis de ne plus utiliser d’huile de palme et de laisser les orang-outangs en paix.
Elisabeth Badinter, héritière de Publicis, vit dans un autre monde, complètement. Un monde où allaiter ne représente pas la liberté de voyager au loin avec un enfant de six mois. Un monde qui ignore, bizarrement, qu’allaiter procure le plaisir des endorphines, morphines internes au cerveau (peut être devrait-on en parler aux jeunes mères, plutôt que de les sermonner). Un monde où ça ne compte pas que ce soit gratuit. Réaction de mon amie Ebba, une Allemande, imitant Marie-Antoinette : « Donnez leur de la brioche ! » Une Française de ma génération n’oserait pas ce mot, je crois : nous nous souvenons trop de la guillotine, et de Robert Badinter, votre mari, Madame ; mais de grâce redescendez parmi nous.