Le cadeau empoisonné de la dette coloniale

« Dettes coloniales et réparations », le numéro 76 de « Les Autres Voix de la Planète », la revue du CATDM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes) traite la question de ces dettes imposées par les États colonisateurs aux nouveaux États indépendants.
- Présentation de la revue par Robin Delobel :
Détricoter un système tentaculaire d’injustice et d’oppression
À propos de dettes coloniales, le cas le plus emblématique est sans aucun doute celui d’Haïti. À la suite de la rébellion des esclaves, menée par Toussaint Louverture, l’indépendance d’Haïti est proclamée en 1804, marquant la victoire retentissante du peuple haïtien face à l’impérialisme français.
Le 17 avril 1825, une flotte de navires de guerre français se tient prête à intervenir dans la rade de Port-au-Prince. La France menace la jeune République d’une nouvelle invasion militaire et du rétablissement de l’esclavage si celle-ci refuse de lui payer une indemnité de 150 millions de francs-or. Haïti se soumet et paiera jusqu’au dernier centime. Au début du XXe siècle, les 4/5e du budget seront destinés au remboursement de cette rançon colossale et les finances haïtiennes serviront les intérêts de l’ancien oppresseur colonial, la France et ses banques privées, plutôt que les intérêts et les besoins de la population. Cette dette coloniale constitue l’acte fondateur de la dette odieuse et illégitime haïtienne et sera suivie par des décennies de violences durant lesquelles la dette sera la clé de voûte des politiques de domination et d’accaparements.
L’histoire de l’endettement haïtien est donc un cas d’école, mais certainement pas un cas unique. Nombreux sont les pays qui après avoir arraché leur indépendance se sont vu imposer une dette coloniale, contractée par la puissance occupante pour réaliser des « investissements » dans le pays occupé et transférée au nouvel État juridiquement indépendant. Dans ce dossier sont également abordées les dettes coloniales du Maroc, de la République démocratique du Congo (RDC), de la Tunisie, de l’Inde, de Porto Rico, du Venezuela et plus généralement de l’Amérique latine.
L’interdiction de transférer les dettes coloniales a été posée dès 1919 avec le Traité de Versailles, qui dispose dans son article 255 que la Pologne est exonérée de payer « la fraction de la dette dont la Commission des Réparations attribuera l’origine aux mesures prises par les gouvernements allemand et prussien pour la colonisation allemande de la Pologne ». Concernant les colonies africaines de l’Allemagne, la réponse des Alliés fut la suivante : « Les colonies ne devraient être astreintes à payer aucune portion de la dette allemande, et devraient être libérées de toute obligation de rembourser à l’Allemagne les frais encourus par l’administration impériale du protectorat. En fait, il serait injuste d’accabler les indigènes en leur faisant payer des dépenses manifestement engagées dans l’intérêt de l’Allemagne, et il ne serait pas moins injuste de faire peser cette responsabilité sur les Puissances mandataires qui, dans la mesure où elles ont été désignées par la Société des Nations, ne tireront aucun profit de cette tutelle. » Une disposition similaire fut prise dans le Traité de paix de 1947 entre l’Italie et la France, qui déclare « inconcevable que l’Éthiopie assure le fardeau des dettes contractées par l’Italie afin d’en assurer sa domination sur le territoire éthiopien ». L’article 16 de la Convention de Vienne de 1978 sur la succession d’États en matière de traités ne dit pas autre chose : « Un État nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’États, le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’États. »
La Banque mondiale est un des acteurs phares de ce mécanisme d’endettement. Dès les années 1950, elle soutient directement les puissances coloniales à travers l’octroi de prêts. C’est le cas, par exemple, avec le Portugal : la Banque continue de lui accorder son soutien financier au mépris de la résolution adoptée en 1965 par l’ONU, lui enjoignant de ne plus soutenir ce pays tant qu’il ne renonce pas à sa politique coloniale. Les dettes contractées auprès de la Banque, indispensables aux métropoles belge, britannique, portugaise, néerlandaise, italienne ou française pour maximiser l’exploitation de leurs colonies, ont ensuite été transférées aux peuples colonisés au moment de leur accession à l’indépendance. Une indépendance de façade donc, concédée tel un cadeau empoisonné accompagné d’un transfert de dette coloniale, opéré sans le consentement des pays concernés.
Loin d’être exhaustif, ce dossier du no 76 de Les Autres Voix de la Planète peut servir d’introduction et de support pédagogique sur les questions de dettes coloniales et de réparations et complète les études existantes sur les différents types de dettes coloniales et les réparations en analysant l’aspect financier des dettes coloniales et des dettes contractées lors des indépendances, en Afrique, Asie et Amérique latine.
Comme à son habitude, le CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes) tire les ficelles de la dette pour détricoter tout un système tentaculaire d’injustice et d’oppression. Ainsi l’impact du pouvoir colonial sur les droits des femmes non blanches, et particulièrement leur corps, est abordé dans une recension du livre de Françoise Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme ; les conséquences du colonialisme sur les migrations et sur les populations appauvries du Sud global sont étudiées ; ainsi que les catastrophes environnementales causées par les politiques coloniales pendant plusieurs siècles, aboutissant à une classification hypocrite et intéressée entre pays développés et pays en développement.
Enfin, différentes revendications sont avancées. Le premier pas vers des relations bilatérales justes et équitables serait de reconnaître que les pays dits endettés sont en réalité les créanciers et ainsi de remettre à l’endroit une certaine vision du monde… Le second pas pourrait alors consister à engager des réparations pour ces crimes humains, économiques, écologiques, historiquement commis. Ce dossier, dans sa seconde partie, se concentre donc sur les différentes formes concrètes que peuvent prendre ces réparations.
- Le sommaire est disponible ici
- Dettes coloniales et réparations, Les Autres Voix de la Planète, no 76, CADTM, 1er trimestre 2019, 5 €.