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« Le jeu de la mort », à la télé. Et quelques questions

« Doit on en conclure que la soumission à l’autorité médiatique est plus forte qu’à l’autorité scientifique, que les Français sont plus soumis que les Américains ou que, en 40 ans, la soumission générale des individus à une autorité quelle qu’elle soit ait augmenté ? »


Au sortir de la projection de presse, dans les locaux de France 2, du « Jeu de la mort », un documentaire à vocation scientifique produit par Christophe Nick que France 2 diffuse le 17 mars à 20h35, les spectateurs ressentaient tous une stupeur mêlée d’un étrange malaise. Ils venaient d’assister à un simulacre de jeu télévisé où un candidat doit infliger des décharges électriques d’intensité croissante à un autre candidat (en réalité un acteur).

Réalisée en avril 2009, cette expérience conduite sous la houlette du Professeur en psychologie sociale Jean-Léon Beauvois tendait à mesurer le degré d’obéissance de n’importe quel individu à une autorité reconnue par lui comme supérieure, en l’occurrence ici la télévision. Cette expérience se base sur une autre, créée dans les années 60 par le psychosociologue Stanley Milgram, de l’Université de Yale, aux Etats Unis. A ceci près que, chez Milgram, l’autorité supérieure à laquelle devaient obéir les cobayes était un scientifique en blouse blanche. Cependant, dans la nouvelle mouture, le principe est toujours le même : aussi simple que cruel. Après un casting aléatoire, un candidat se retrouve dans le bureau d’un soi disant producteur.

On l’informe qu’il doit participer au pilote d’un jeu télévisé consacré à la mémoire. Le « producteur » ajoute que, puisqu’il s’agit d’un simple pilote, les candidats ne gagneront aucune somme d’argent. Leur journée de participation sera juste défrayée à hauteur de 40 €. Aux côtés des candidats, dans le bureau du producteur, se trouve l’acteur Laurent Ledoyen (que les nostalgiques de la télé des années 80 connaissent bien, c’est lui qui incarnait Gilles de Tournemine dans la célèbre série « Le Gerfaut »). Il est présenté comme un autre candidat. « Certains me disaient que mon visage ne leur était pas inconnu. Je leur répondais le plus naturellement que j’avais l’habitude de participer à de nombreux jeux télé et que je passais donc régulièrement à l’antenne », raconte Laurent Ledoyen.

Le producteur annonce alors les règles du jeu aux deux candidats. Après tirage au sort, l’un sera le « moniteur » et l’autre l’« élève ». L’élève disposera d’un certain temps pour retenir une liste d’adjectifs associés à des mots. Puis, en plateau, il sera attaché à une chaise électrique. Le moniteur se placera devant un pupitre muni de plusieurs curseurs. Il énoncera un à un les mots de la liste et l’élève devra alors donner l’adjectif correspondant. A chaque erreur, le moniteur poussera l’un des curseur qui enverra une décharge à l’élève. Les décharges croissent de 20 Volts à 440, la fameuse « zone extrême ». Ces conventions acceptées, le producteur procède au tirage au sort afin de déterminer qui des deux candidats sera l’élève. Dans tous les cas, il s’agit bien sûr de l’acteur.

Puis arrive la seconde phase. Sur un plateau de télévision aux couleurs criardes, le candidat moniteur prend place. A sa droite, debout, l’animatrice Tanya Young fait office de maîtresse de cérémonie. C’est elle qui incarne l’autorité télévisuelle. Imperturbable, elle commande aux candidats de pousser les différents curseurs. « J’avoue que les premières heures ont été difficiles. Mais rapidement, je suis rentrée dans mon rôle. Je parle de rôle car, sachant que la chaise électrique n’était reliée à aucun fil, ce « jeu » n’était pour moi pas plus délicat que de tourner une fiction. Par ailleurs, je savais que les candidats seraient à leur sortie pris en charge par une équipe scientifique », nous indique-t-elle.

Le « jeu » débute. A l’écran, différents candidats (appelons-les à présent des cobayes) commencent à infliger les décharges. Au départ, Laurent Ledoyen (enfermé sous une cloche métallique juste à côté du plateau) reçoit ses premières électrocutions de 20 à 80 Volts avec humour. Le cobaye, qui ne le voit pas mais l’entend, rit à l’unisson. A 100 Volts, l’acteur ne s’amuse plus « Là ça fait vraiment mal ». « Continuez. Vous devez aller jusqu’au bout », intime l’animatrice.

Au final, 81% des cobayes iront jusqu’à l’ultime décharge de 440 Volts, malgré les supplications crescendo de l’acteur, qui cesse tout bonnement de répondre dans les dernières minutes du « jeu », laissant supposer qu’il est évanoui… voire pire. A titre de comparaison, lors de l’expérience de Milgram, 62,5 % d’entre eux avaient accepté de pousser le dernier curseur. Doit on en conclure que la soumission à l’autorité médiatique est plus forte qu’à l’autorité scientifique, que les français sont plus soumis que les américains ou que, en 40 ans, la soumission générale des individus à une autorité quelle qu’elle soit ait augmenté ? On ne le saura pas. Dommage. Car c’est sans doute ce qui aurait été le plus intéressant. Au lieu de cela, la conclusion de l’émission est un happy end façon « Surprise sur prise » : chaque cobaye est reçu par la production, l’équipe scientifique et Laurent Ledoyen, qui s’emploient à le déculpabiliser.

Si le résultat de cette expérience est édifiant, son déroulement soulève plusieurs questions éthiques.

En premier lieu, les cobayes sont leurrés. En termes scientifiques, une expérience impliquant des humains ne peut être fiable s’ils ne connaissent pas d’emblée les tenants et les aboutissants de son déroulement.
D’autre part, les cobayes sont stimulés tout au long de l’émission par un public surexcité qui pousse avec moult vivas le « candidat » à aller jusqu’au bout. Lorsque nous avons posé la question au producteur ainsi qu’à Tanya Young de savoir si ce public était complice ou s’il agissait naturellement, les réponses furent confuses. Certains publics — l’assistance a été renouvelée en cours de tournage — savaient d’autres ne savaient pas, nous a-t-on répondu. Dans le montage final du documentaire, le téléspectateur ne sait jamais à quel type de public il a affaire.

Enfin, et là réside sans doute la plus grave interrogation, quel est l’intérêt de diffuser un tel programme — en plus sur le service public — si on n’en tire qu’un seul enseignement : la télé fait faire n’importe quoi — chose qu’on savait déjà depuis Fear Factor, Koh Lantah et autres ?

NB. Le jeudi 18 mars, à 22h46, France2 diffuse un autre documentaire de Christophe Nick, qui initialement devait être programmé à la suite du « Jeu de la mort ». Il s’agit d’un 52 minutes intitulé « Le temps de cerveau disponible ». Moins racoleur mais bien plus cruel à l’égard de la télévision — d’où sans doute sa diffusion en deuxième partie de soirée — il livre une réelle réflexion sur le petit écran et ses innombrables dérives, sur la glorification par la télé de la pulsion au détriment du désir. A ne pas manquer (Marianne2 publiera demain un article sur cette émission).


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