Les Indignés demandent au préfet de respecter la loi
Durée de lecture : 8 minutes
A :
Préfet de police de Paris
Sous-direction de l’ordre public de l’agglomération parisienne
Télécopie : 01 53 71 57 03
Objet : consignes préfectorales d’interdiction concernant le rassemblement en cours des indignés sur la place Joachim-du-Bellay à Paris
Paris, le 20 mai 2012,
Monsieur le Préfet de police,
J’ai codéclaré avec J... C... et F... G... le rassemblement des indignés de Paris en cours place Joachim du Bellay à Paris (1er arrondissement). La déclaration a été faxée le mardi 15 mai 2012 à la préfecture de police (déclaration et récépissé joints à ce courrier) et a donc pris effet le samedi 19 mai 2012, en vertu du Décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public. Le terme que nous avons indiqué dans cette déclaration est le 27 mai 2012 minuit.
Le dimanche 20 mai 2012, je me suis rendue sur le lieu du rassemblement où étaient présents une vingtaine d’indignés. Je me suis présentée aux forces de police (vers 19h30) pour m’assurer de leur complète information concernant la déclaration, qui à défaut d’être interdite, autorise légalement la présence des personnes ainsi que des éléments matériels mentionnés dans la déclaration : banderoles, carton, sono, œuvre d’arts, duvets, tentes, point d’alimentation, véhicule, groupe électrogène.
L’agent qui s’est présenté à moi comme le responsable des forces de police présentes, m’a confirmé que la déclaration avait bien été reçue par la préfecture de police. Après vérification auprès du cabinet du préfet, il m’a dit que la préfecture de police lui demandait de :
- tolérer le rassemblement des personnes qui est considéré comme autorisé
- interdire l’installation de tout élément matériel traduisant une « installation ferme » sur le lieu. En particulier cet agent m’a dit explicitement qu’étaient interdits : banderoles, cartons, sono, duvets, tentes, groupe électrogène.
J’ai répondu à cet agent que je considérais ces consignes comme illégales. Il m’a dit avoir transmis à la préfecture de police la teneur de mes propos, et m’a invitée à prendre contact avec mes interlocuteurs habituels de la préfecture de police. Je lui ai demandé de me communiquer son nom et/ou son numéro de matricule, ce qu’il a refusé.
Je vous demande, Monsieur le Préfet de police, de me confirmer ou infirmer par écrit les consignes dont cet agent m’a fait état, en particulier concernant l’interdiction des banderoles, cartons, sono, duvets, tentes et groupe électrogène. Je vous demande de me répondre sans délai étant donné l’urgence de la situation, puisque la déclaration en cours prévoit des rassemblements quotidiens pour les jours à venir jusqu’au 27 mai minuit.
Je vous rappelle que toute interdiction, qu’elle soit intégrale ou partielle, doit faire l’objet d’un arrêté préfectoral d’interdiction susceptible de recours devant le juge administratif. L’article 3 du décret-loi de 1935 susvisé prévoit en effet que « si l’autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public, elle l’interdit par un arrêté qu’elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu. » En l’occurrence, l’interdiction partielle qui m’a été rapportée, concernant une partie des éléments prévus par la déclaration (banderoles, cartons, sono, duvets, tentes, groupe électrogène), est illégale puisque aucun arrêté préfectoral en ce sens n’a été porté à notre connaissance.
Sur le fond de l’affaire, je vous rappelle que la liberté de manifestation sur la voie publique est une liberté fondamentale qui se rattache à la liberté d’expression et de manifestation de ses convictions, garantie par :
- l’article 10 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »
- l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme de 1950 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
- Dans la décision du Conseil constitutionnel n° 94-352, du 18 janvier 1995, relative à la Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité, la liberté de manifestation est reconnue de rang constitutionnel, et présentée comme relevant à la fois de la liberté d’aller et venir et de la liberté d’expression
La liberté de manifestation sur la voie publique se rattache également à la liberté de réunion garantie par :
- L’article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme de 1950 : « Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
- l’article 21 du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 : « Le droit de réunion pacifique est reconnu. L’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. »
Le statut de liberté est formellement conféré à la liberté de manifestation sur la voie publique par l’ordonnance du 19 septembre 2000 codifiée dans l’article L 431-1 du Code de procédure pénale.
Concernant plus particulièrement les banderoles, cartons, sono, et groupe électrogène, il est d’usage constant d’utiliser ce type de matériel dans les manifestations. Ces moyens sont constitutifs de ce qui définit même une manifestation. L’interdiction de ce matériel est inédite et contraire à tous les usages.
Concernant les tentes et duvets, je vous rappelle que, comme nous l’indiquons dans nos diverses déclarations, le mouvement Démocratie Réelle / Indignés / Occupy, dans les divers pays où il s’est développé (Espagne, Etats-Unis…), pratique le rassemblement permanent, nuit et jour sur les places publiques, comme forme originale de manifestation de ses convictions, afin de protester publiquement contre le manque de démocratie et pour mettre en pratique un fonctionnement démocratique continu et visible sur la place publique, par des assemblées, groupes de travail, et l’auto-organisation des tâches concernant le rassemblement.
De ce fait, comme nous l’indiquons dans notre déclaration faxée le 15 mai, les tentes et duvets « ne sauraient être considérés comme des détritus, ni comme un domicile des manifestants, ni comme une occupation privative de l’espace public, mais comme un moyen matériel pour les manifestants d’exercer concrètement leur droits à manifester librement leurs convictions, dans les conditions prévues par la déclaration et tant que dure la manifestation. »
En aucun cas, ces différents éléments ne constituent un trouble à l’ordre public susceptible de justifier l’interdiction qui m’a été rapportée et qui traduit un usage disproportionné de la force publique.
Aussi je vous demande de tenir compte de nos arguments, de ne pas prendre de mesures restrictives incompatibles avec l’exercice des libertés fondamentales, et de me communiquer par écrit et dans les meilleurs délais les consignes que vous donnez aux forces de police concernant notre rassemblement.
Copie de ce courrier est envoyée à Jean-Luc Rageul, délégué régional IDF du Défenseur des droits, à Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des Droits de l’Homme et à Marie-Blanche Régnier, secrétaire générale du Syndicat de la Magistrature.
Vous remerciant par avance de votre réponse diligente, je vous prie d’agréer, Monsieur le Préfet de police, l’expression de nos salutations démocratiques.