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Les banques ne payent pas assez d’impôt, démontrent deux économistes

Gunther Capelle-Blancard et Jézabel Couppey-Soubeyran dénoncent les conclusions du rapport du Conseil des prélèvements obligatoires qu’ils ont en partie élaboré.


Gunther Capelle-Blancard (Cepii & Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Jézabel Couppey-Soubeyran (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ont contribué à l’élaboration du rapport du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) sur la fiscalité des groupes financiers paru jeudi 24 janvier. Ils en ont rédigé les rapports annexes III et IV. Contrairement aux conclusions de ce rapport, ils estiment que les banques ne payent pas assez d’impôts. En exclusivité pour Challenges, ils expliquent leur désaccord.

Même si la part des banques et assurance dans le total des prélèvements obligatoires est passée de 4,3% à 5,3% entre 2010 et 2013, vous estimez que le taux d’imposition implicite des banques a nettement baissé au cours des 20 dernières années. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

L’important, ce n’est pas d’observer seulement les prélèvements obligatoires du secteur financier (ou la part de ce dernier dans le total des prélèvements) mais de mettre en rapport ces prélèvements et les profits réalisés. Alors il est vrai que l’exercice n’est pas facile parce que les données statistiques détaillées font cruellement défaut (l’ACP et la Banque de France ne se montrent pas toujours très coopératives en la matière) mais, malgré cela, on observe clairement que les profits du secteur financier ont augmenté beaucoup plus vite que les prélèvements dont il fait l’objet.

En France, dans le cas des banques précisément, le montant des impôts sur le revenu et sur la production ont augmenté d’environ 50% entre 1996 et 2011 mais, dans le même temps, le produit net bancaire (principal indicateur de résultat des banques) a doublé, l’actif total des banques a été multiplié par 3 et leurs profits (jusqu’en 2007 avant que la crise n’éclate) ont été multipliés par 10.

Donc quand on fait le rapport entre les impôts payés par les banques et leurs profits, on obtient ce qu’on appelle un taux d’imposition implicite dont la tendance est nettement à la baisse. Cette tendance s’observe pour la plupart des pays de l’OCDE : jusqu’à la crise, le résultat avant impôt (qu’il faut lisser sur plusieurs années parce qu’il varie beaucoup) a augmenté beaucoup plus vite que les impôts sur le résultat, d’où un taux de taxation implicite qui chute nettement dans le secteur bancaire de ces pays. Si la question est « l’imposition des entreprises du secteur financier est-elle ajustée à leur capacité contributive », la réponse est donc clairement non !

Les banques françaises disposent de multiples filiales à l’étranger, cela ne rend-il pas très difficile le calcul des taux d’imposition ?

Les banques françaises comme celles de beaucoup d’autres pays sont fortement internationalisées. C’est un trait saillant de l’évolution des secteurs bancaires au cours des dernières décennies. Bien entendu, ce n’est pas sans lien avec la baisse du taux d’imposition implicite qu’on vient de mentionner. Le nombre de filiales à l’étranger se compte par centaines pour la plupart des groupes bancaires et cela renforce nettement la capacité de ces groupes à tirer avantages des différences de réglementation et de fiscalité. Les banques sont les championnes de l’optimisation fiscale, d’autant que parmi ces implantations à l’étranger il y a bien sûr beaucoup de filiales localisées dans des centres offshore, c’est-à-dire des paradis fiscaux : c’est le cas pour 10 à 20% des filiales étrangères des grandes banques françaises, italiennes ou espagnoles.

Pour les banques britanniques ou suisses, ce pourcentage se monte à 30% ! Cela rend effectivement le calcul des taux d’imposition compliqué ou, en tout cas, cela devrait obliger à être conscient qu’on sous-estime une large part des bénéfices ou qu’une large part des bénéfices échappe à l’impôt. Là encore, il y a un grave problème d’accès à l’information. En France, l’ACP ne publie plus d’informations sur les implantations des groupes bancaires et lorsque cette donnée était publiée, elle ne l’était que de manière agrégée sans qu’il soit possible d’identifier les implantations dans les paradis fiscaux.

Les banques devraient avoir, comme aux Etats-Unis, l’obligation de renseigner dans le détail leurs implantations à l’étranger et l’Autorité de surveillance (l’ACP en France) devrait être obligée de rendre accessibles ces informations. On pourrait alors évaluer avec précision l’avantage que confère la présence dans les paradis fiscaux, voire même ajuster la fiscalité en conséquence. Les paradis fiscaux servent souvent d’épouvantail pour dire que si on renforce la réglementation ou la fiscalité des banques, celles-ci s’évaderont dans ces paradis fiscaux. Il est temps de renverser l’argument et de dire que, au nom du manque à gagner que cela représente pour les finances publiques, il faut taxer la présence des banques dans les paradis fiscaux.

Selon vous faudrait-il taxer davantage les banques ? et dans quel objectif ?

Contrairement à la tonalité du rapport général du CPO, on peut penser en effet qu’il y a de la marge. Le taux d’imposition implicite des entreprises du secteur financier est en moyenne moins élevé que celui des entreprises non financières et il a baissé davantage. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’optimisation fiscale du côté du secteur non financier. Mais la structure du secteur bancaire est devenue tellement concentrée autour de très grands groupes fortement internationalisés que la situation qu’on observe pour quelques grands groupes de services non financiers est en quelque sorte généralisée pour le secteur bancaire.

Donc oui, la fiscalité des banques pourrait être accrue, sans injustice et surtout sans menace pour la croissance. Car c’est souvent l’argument que les banques et leur lobbys (très actifs et présents partout) opposent à tout projet de renforcement de la fiscalité : cela augmentera le coût du crédit et pèsera sur la croissance. Or la répercussion de la taxe sur le coût du crédit reste à prouver. Dans nos travaux, nous montrons qu’il n’y a aucune preuve empirique solide de cette répercussion. De plus, il faut être conscient que la croissance du secteur financier a dépassé la limite. Un secteur financier hypertrophié ne contribue plus à la croissance, au contraire il expose à des crises dont les conséquences économiques et sociales sont lourdes.

Or c’est précisément à contenir la taille du secteur bancaire et financier qu’un accroissement de la fiscalité de ce secteur pourrait servir. Plus taxé, le secteur bancaire retrouverait une taille raisonnable, celle qui le remettrait au service de l’économie réelle. Les questions de fiscalité et de régulation financière sont encore aujourd’hui trop déconnectées. Les fiscalistes sont très réticents à l’idée d’affecter des taxes à un objectif spécifique de régulation d’un secteur, très réticents à ce qu’une taxe n’ait pas d’autre motif que celui seulement d’augmenter les recettes fiscales. Pourtant, la fiscalité peut servir à corriger des rentes, une taille excessive, les externalités associées aux crises bancaires.

On pourrait aussi en augmentant la fiscalité des banques augmenter le budget des autorités de surveillance, abonder des fonds de résolution des faillites, augmenter la capacité du fonds de garantie des dépôts … autrement dit se donner les moyens de mieux organiser la stabilité financière. La taxe sur le risque systémique, appliquée en France depuis 2011, est un peu dans cet esprit. Mais en dépit du doublement de son taux (passé de 0,25% à 0,5% des fonds propres réglementaires), la taxe française est encore trop peu ambitieuse. Elle a au moins le mérite d’exister et peut encore être améliorée.

Propos recueillis par Irène Inchauspé


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