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Les monnaies locales ont le vent en poupe....

Les monnaies locales se multiplient. Inventées, émises et gérées par les habitants d’un territoire, elles permettent de contourner la crise, de se libérer du système financier classique, d’assujettir la monnaie à une éthique sociale et écologique, ou de retrouver un lien humain dans l’échange marchand. Souvent un peu tout ça à la fois. Et ça marche.


Muse de Angers, Heol de Brest, Touselle du Comminges, Lucioles et Bogue d’Ardèche, Cigalondes de Lalonde des maures, Déodat de Saint-Dié. Et aussi Sardine de Concarneau, Abeille de Villeneuve-sur-Lot, Eusko de Bayonne… drôles de noms au regard de l’objet sérieux qu’ils désignent : un moyen de paiement, des monnaies. Elles font partie de ce que l’on appelle des monnaies locales complémentaires ou sociales. Ces dernières années, elles prospèrent dans l’Hexagone, elles attirent, rassemblent et se multiplient au point de former des réseaux. Physiques ou virtuelles (électroniques), elles permettent d’acheter des biens et des services auprès de membres d’un même réseau, des particuliers et des commerçants, des entreprises, des agriculteurs, etc. tous agréés. Un peu à la manière des cartes de fidélité, elles fonctionnent avec des adhérents, en circuit délimité.

Légales, elles peuvent entrer dans la comptabilité des structures qui les acceptent, et même être reconverties dans la monnaie officielle, l’euro en l’occurrence, mais ne servent que dans rayon géographique déterminé, généralement restreint. C’est qu’elles revendiquent une appartenance forte à un territoire que leurs promoteurs entendent précisément défendre ou dynamiser. D’où leur drôle de nom.

Principe ancien

Des dispositifs d’échange et de monnaies parallèles et locales existent un peu partout dans le monde, on en compte aujourd’hui plus de 4 000. Le principe n’est pas nouveau : au Moyen-Age, un évêque, un seigneur, une ville, pouvaient battre monnaie localement. Le début du XXe siècle les a vu ressurgir notamment lors de la crise des années trente. Philippe Derudder, chantre de ces systèmes leur a consacré un petit ouvrage remarqué intitulé Les Monnaies locales complémentaires : pourquoi, comment ? (éd. Yves Michel). Parmi les nombreux exemples qu’il détaille, retenons le Wörgl, du nom de la ville où il est né en 1933 en Autriche.

La création de cette monnaie qu’on peut qualifier de secours, revient au maire de l’époque en réaction à la fermeture des usines, au chômage des ouvriers et aux comptes désastreux de sa commune privée de rentrées financières. Malin, il a l’idée de lancer des travaux de réfection des installations communales, telles les canalisations, les plantations d’arbres… et, en accord avec les citoyens, commerçants et ouvriers ainsi qu’avec la caisse municipale d’épargne, il crée une monnaie franche et une banque locale afin de payer ces travaux. L’heureux effet, c’est la relance rapide de la vie économique. Mais la banque centrale mettra encore plus rapidement fin à l’aventure, craignant probablement que l’expérience ne s’étende à d’autres communes.

Le Wir suisse dont le nom signifie en allemand à la fois « nous » et « cercle économique société coopérative », créé à la même époque que le Wörgl pour surmonter la crise des années 30, mérite aussi d’être évoqué : sorte de système monétaire privé, il fonctionne toujours, avec une banque coopérative utilisée par près de 60 000 entreprises.

Billets de la monnaie Wir.

Monnaie sociétale

Plus ou moins ambitieux, les initiateurs des monnaies parallèles d’aujourd’hui revendiquent une utilité sociale forte et une éthique. Ils les veulent porteuses d’une économie fondée sur des valeurs écologiques et sur le renforcement de coopérations territoriales. Dans ces circuits, on retrouve des acteurs de l’agriculture biologique, du commerce équitable, de la défense de l’environnement ou encore de l’économie sociale et solidaire. L’Héol de Brest par exemple se définit comme un « outil au service du développement local d’activités répondant à des critères environnementaux, sociaux, culturels, de gouvernance ». Ses principes fondateurs annoncent vouloir favoriser « le développement d’une économie à la fois plus locale et plus humaine ». D’ailleurs certaines de ces monnaies voient le jour pour porter des projets spécifiques et collectifs (dans les énergies renouvelables par exemple).

L’emploi local, le commerce de proximité, les circuits courts sont au cœur de ces réseaux monétaires singuliers. Irriguer les territoires, en réaction à l’argent qui ne circule plus comme il devrait, bloquant l’organisme que représente la société, formant des stases, des thromboses, éloignant les gens les uns des autres au lieu de les relier, raison initiale de l’argent comme le rappelle la NEF, organisme financier alternatif.

Monnaie de relance

Le principe est vieux comme le commerce. La richesse se crée avec l’échange marchand de biens, donc quand la monnaie circule. C’est pour développer l’économie locale que Gérard Poujade, conseiller régional et président de l’agence régionale Midi-Pyrénées pour l’environnement (Arpe) porte le projet Mipys, une monnaie dématérialisée dédiée aux investissements énergétiques. Particuliers, associations et entreprises pourront les uns emprunter à taux zéro, les autres être payés pour des travaux d’isolation, de rénovation énergétique. Les mipys seront uniquement virtuels – sous forme de carte de crédit, de compte sur le web accessible via un smartphone : « Numérique, à parité avec l’euro, régionale, elle permettra de financer des prêts à taux zéro pour des travaux écologiques d’isolation ». Une centaine d’entreprises sont déjà partantes pour adhérer au dispositif qui doit voir le jour en 2014.

Monnaie fondante

Epargner trop peut provoquer à terme une crise économique par défaut de circulation d’argent. C’est vrai à toutes les échelles, nationale comme locale. Une des meilleures méthodes que l’on connaisse pour stimuler la circulation de la monnaie est de diminuer sa valeur dans le temps. Pour cela il y a deux recettes : l’inflation, ou la monnaie fondante. Cette dernière est une invention de l’économiste allemand Silvio Gesell (1862-1930). Le principe est de faire perdre de sa valeur nominale à la monnaie qui ne sert pas l’économie. Pour réduire la thésaurisation et favoriser la circulation de la monnaie, Gesell prône une perte de la valeur des sommes thésaurisées de 0,1 % par semaine, soit 5,2 % par an.

Par exemple, en datant un billet et en l’assortissant d’une durée de vie limitée à l’issue de laquelle il est échangé contre une coupure un peu plus faible. Ou en créant des billets-coupons dont on détache chaque jour un morceau, ce qui lui ôte chaque jour une partie de sa valeur. S’inspirant de S. Gesell, un certain nombre des monnaies locales d’aujourd’hui sont « fondantes », tel le mipys. Elles perdent de la valeur - deux ou trois % tous les six mois - si elles ne sont pas utilisées ou si elles sont converties en euros. Mais cette commission est souvent placée sur un compte qui constitue alors un fond de garantie du système et permet ultérieurement de financer des projets solidaires.

Paradoxe

La fonte est un indicateur d’appropriation et de réussite. C’est paradoxalement aussi un des freins du système. « Toute la difficulté est d’établir une bonne circulation de la monnaie qui permette aux usagers aux entreprises, aux commerces comme aux particuliers de la réutiliser dans le réseau », explique Jérôme Blanc, spécialiste des monnaies complémentaires à l’université de Lyon 2. Si cette circulation ne se porduit pas, les uns se retrouvent à stocker la monnaie et finissent par devoir la convertir à la banque avec la perte de valeur y afférant. Parfois une petite part de prestataires reçoivent la majorité de la monnaie mise en circulation et là se pose le problème de « la disparité des prestataires. Dans un commerce d’alimentation on fait ses courses au quotidien, par nécessité. En revanche on va moins souvent au théâtre ou chez le coiffeur, ou dans une librairie. De fait, les uns se retrouvent avec beaucoup plus de monnaies que les autres et ont du mal à les remettre en circulation. La disparité des prestataires posent un problème au niveau de la fluidité de la circulation ».

A Toulouse, les sol violette s’échangent bien.

Pour réduire les stocks de ses Sol violette, Toulouse a imaginé créer des points de change et de payer une part de salaire au sein du circuit d’adhérents en sol. Ce n’est pas toujours simple. Là où un système d’échange local (SEL) peut fonctionner avec une centaine d’adhérents, voire moins, une monnaie parallèle comme le sol violette, par exemple, a besoin d’un grand nombre d’utilisateurs (quelques milliers) pour atteindre pleinement l’objectif de fluidité.

L’enjeu pour les développeurs de ces monnaies semble donc de devoir étendre le réseau des utilisateurs et des prestataires afin que les « récepteurs » de la monnaie complémentaire, par exemple un commerce, puisse acheter à leur tour des services, des prestations, des biens en échange de la monnaie parallèle. En ont-ils au final toujours le désir ?

Commercialement, l’affaire n’est pas totalement dénuée d’intérêt. Les prestataires du sol violette toulousain, par exemple, constatent avoir gagné de nouveaux clients grâce au système. De leur côté, les utilisateurs mettent en avant le «  plaisir de dépenser en donnant du sens à l’achat » et aussi avoir une meilleure connaissance du système financier.

Quête ou levier

C’est surtout ce dernier aspect que les adhérents, prestataires ou utilisateurs mettent en avant. La mise en place de ces monnaies s’accompagne nécessairement d’une réflexion sur le sens de l’argent et au final sur la richesse et son partage. Avec pour moteur une volonté morale de remettre l’argent à sa place, de l’assigner à l’échange honnête, à des fonctions « propres » en réaction contre ceux qui le détournent ou le blanchissent.

Les plus philosophes de leurs émules espèrent que ces monnaies locales ouvrent une réflexion sur le sens de nos envies et sur ce qui les conditionnent. Le porte-monnaie le plus souvent. En prendre conscience et s’interroger c’est «  toucher à la révolution intérieure à laquelle peuvent contribuer les monnaies complémentaires et qui consiste à devenir capable de décider individuellement et collectivement de notre destin, non plus à partir de l’argent auquel on peut accéder, mais à partir d’un questionnement : quel est le besoin ou le désir ? Que cherche-t-on à exprimer à travers sa réalisation ? A quoi contribue-t-on ? Quel est l’impact sur la nature et les ressources ? Existe-t-il des alternatives ? », dit Philippe Derruder dans son ouvrage.

Interpréter le développement actuel des monnaies complémentaires seulement comme une réponse à la crise financière ou aux scandales banquiers serait restrictif. Plus qu’un effet de mode ou un épiphénomène économique qui porte à sourire, les plus motivés y voit déjà les germes d’une transformation de la société. Rien de moins.

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