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Tribune

Les puissants n’ont pas d’intérêt à changer

« La direction qui se dessine est que la dégradation de l’environnement naturel et social va être telle qu’elle limitera la population des pauvres par la désespérance et les fléaux de toute sorte sans que pour autant les riches voient leur avenir réellement mis en péril. (...) En situation d’intérêts divergents, c’est celui dont la prospérité dépend le moins du bilan collectif qui résiste le plus longtemps. »


2012 marquera le 20e anniversaire du Sommet de Rio et le 25e du rapport Brundtland. On est à l’heure du bilan. Il faut reconnaître qu’il est pitoyable, Copenhague, Cancun, Durban, c’est le business as usual qui s’installe. Il faut approfondir cette nouvelle situation et en premier lieu revenir sur l’idée de développement durable avec ses trois « piliers » : l’économique pour une croissance et une économie durables ; le social, pour partir des besoins humains et répondre à un objectif d’équité ; l’environnemental, pour contribuer à préserver, améliorer et valoriser l’environnement pour le long terme.

Cette idée était très ambivalente. Avoir tablé sur le découplage de l’économie et des ressources et tout misé sur le progrès technique qui aurait dématérialisé nos économies était une erreur.

On n’a pas vu clairement que pour faire contrepoids à la force naturelle de la raison économique, il fallait engager des actions à tous les niveaux, donc mobiliser beaucoup d’argent ! En vingt ans, au contraire, s’est renforcé le consensus autour de la compétition. A quoi va-t-il conduire sur le long terme ? Les capitaines de l’économie savent gagner, mais ce qui se passe pour les perdants est laissé en jachère. Les pauvres sont voués à une providence extérieure, à trouver par eux-mêmes, alors que les possédants ont su se doter de sécurités de toutes sortes. Des trois piliers du développement durable : l’économique a tenu compte des nouveaux goûts sans vraiment se modifier, l’écologique a progressé dans l’opinion et globalement régressé, et le volet social a complètement échoué.

Par rapport aux périodes de l’histoire qui étaient sous le signe du progrès et de la conquête de la nature, maintenant, les choses se figent, les territoires, les croyances, les appartenances. De sorte que ce que les uns auront, les autres ne l’auront pas. Quels que soient les coefficients et les paniers d’indices choisis comme critères, le niveau de vie dans le monde se rapproche de plus en plus en pourcentage d’une courbe de Heaviside : proche de zéro pour la plupart, proche de un pour les autres. La courbe de Heaviside - ou échelon unité - est celle qui vaut 0 à gauche d’un point et 1 à droite de ce point. Elle porte le nom de l’ingénieur Oliver Heaviside (1850-1925) inventeur du calcul opérationnel. Beaucoup de systèmes décrits en proportion ou pourcentage, déterministes ou probabilistes, approchent asymptotiquement 0 ou 1 sauf si interviennent des phénomènes de transfert ou de couplage. C’est la nouvelle dynamique à l’œuvre compte tenu de la finitude de l’espace, des ressources minérales et fossiles, et du flux d’énergie disponible.

Universalisme angélique ou simplement généralité, le discours du développement durable s’est heurté à une dure réalité : le désintérêt des humains envers « les autres » fait de la planète une fiction.

La direction qui se dessine est tout autre : c’est que la dégradation de l’environnement naturel et social va être telle qu’elle limitera la population des pauvres par la désespérance et les fléaux de toute sorte sans que pour autant les riches voient leur avenir réellement mis en péril. Il y a là une voie, elle consiste à ne dépenser des fonds pour les peuples en déclin économique que pour limiter leurs nuisances environnementales sur les riches. Le passage est étroit, demande beaucoup de ténacité et de vigilance politique mais ainsi la route du progrès économique reste ouverte !

Une des causes de l’inertie est la rigidité du credo économique libéral : la généralisation de l’analyse coûts-bénéfices qui projette la complexité du réel sur une seule échelle linéaire, le coût, quelles que soient les mutilations que cette relation d’équivalence impose à l’humain, au social et à l’environnement et à la biodiversité évidemment.

Déjà près de la moitié de la population mondiale s’agglutine dans les mégapoles et d’immenses banlieues (cf. M. Davis, Le pire des mondes possibles, de l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte 2006). Les statistiques des organismes internationaux ne voient pas, curieusement, la misère augmenter ou à peine. Elles ne mesurent pas bien certaines évolutions parce que leurs grilles ne voient pas les problèmes nouveaux. Beaucoup de chiffres sont fournis par des services liés aux gouvernements locaux qui n’ont pas intérêt à montrer la récession, synonyme de leur inefficacité. On sait que les catastrophes peuvent augmenter le PIB.

Mais le phénomène est bien plus profond. C’est à courte vue de penser que la « société ouverte » ne tire son imprédictible nouveauté que du progrès scientifique, une vision de nantis, la misère invente elle aussi, et en permanence, elle construit des souffrances nouvelles avec ses matériaux disparates.

Au cœur de la discussion du progrès technique, ligne de partage des positions, se trouve la question du nucléaire et plus particulièrement la technologie de la fusion. On trouve ses avantages expliqués de façon neutre dans le récent ouvrage d’André Lebeau Les horizons terrestres, réflexions sur la survie de l’humanité (Gallimard 2011). Propre, sûre, sans problèmes de ressources, cette filière, grâce au projet ITER, est à attendre dans une cinquantaine d’années. Il n’y a donc qu’à « tenir bon » durant ce temps et nous disposerons d’une énergie inépuisable, pratiquement à volonté (position voisine de celle exprimée par Valéry Giscard d’Estaing à propos des émissions de CO2 : les soucis sont passagers, le problème disparaîtra avec l’épuisement des ressources fossiles).

Il y a deux observations à faire : primo, les techniques de la fusion n’étant pas maîtrisées à ce jour, on ne peut faire le tour des avantages et inconvénients, la mise au point peut durer un siècle ou davantage, faut-il laisser les centrales à fission, sales et dangereuses, se multiplier d’ici là ? (il y a 435 réacteurs nucléaires dans le monde actuellement et aucune politique internationale sur les déchets).

Ensuite, une source d’énergie à volonté, qu’est-ce que cela veut dire ? A volonté de qui ? La course va reprendre de plus belle sur une planète où la faune et la flore n’ont jamais connu que le flux solaire. L’idée manque gravement de contours précis pour fonder en raison l’action collective internationale.

Certains pensent que l’égoïsme des riches est, à plus ou moins long terme, forcément chimérique. Que même s’ils avaient la volonté de faire sécession, ils n’y parviendraient pas. D’abord à cause de l’imbrication fractale des catégories sociales, ensuite à cause des problèmes écologiques pour protéger la biodiversité ou empêcher le changement climatique qui nous embarquent tous dans le même bateau.

Ce n’est pas évident. La déconfiture des diverses tentatives de politique fiscale pour l’environnement ne peut manquer de faire réfléchir. Transportons nous dans cinquante ans, où selon toute vraisemblance nous aurons à faire face à un état très dégradé de la planète. Est-ce qu’on dira à ce moment là : « à qui la faute, il faut que les riches rendent ce qu’ils ont pris » ? Non, il sera vain de laver son linge historique dans des querelles sans fin, on regardera l’état des lieux et on discutera des actions à mener : « Que faire ? », voilà la seule question qui sera jugée raisonnable.

Ce sera comme aujourd’hui : ceux qui ont acquis le pouvoir (en s’appropriant les ressources) exigeront le réalisme de solutions économiques négociées de façon pragmatique, tout simplement parce qu’ils seront en position de l’imposer. Les actions violentes, les guerres, n’y changeront rien, elles seront facilement disqualifiées auprès de l’opinion publique et des instances internationales : on ne peut construire le durable par le terrorisme. En situation d’intérêts divergents, c’est celui dont la prospérité dépend le moins du bilan collectif qui résiste le plus longtemps.

Faut-il aller à petits pas vers l’horrible victoire ou construire un pluralisme digne et durable ? La question est bien là. Eviter Heaviside, cela veut dire des transferts importants pour aider les pays pauvres à se réorienter en ce qui concerne les rapports de leur économie à l’énergie et en ce qui concerne les liens de leur bien être avec la natalité. Les premiers ont été chiffrés (notamment par Nicholas Stern) et constituent le plan vert qui n’a pas été abandonné à Durban, mais n’a pas non plus reçu le moindre engagement. Les seconds sont beaucoup plus considérables, le budget de l’Unesco est dérisoire en comparaison.


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