Tribune —
Peut-on décrire le monde sans le visiter en avion ?
Durée de lecture : 7 minutes
Paris, lundi 18 août 2050.
Je m’appelle Elodie Kempf, et je suis la petite-fille d’Hervé Kempf, qui
était journaliste. J’ouvre aujourd’hui, pour la première fois, mon
carnet intime, et je fais cela suite à une découverte. Le déménagement à
Paris, que les incendies continus et insupportables - et dangereux - qui
ravagent la Provence ont rendu nécessaire, m’a fait découvrir un livre
que mon grand-père a écrit il y a un peu plus de quarante ans, en 2009,
et qui prenait la poussière parmi nos affaires.
J’avoue que je ne connaissais pas cet ouvrage, intitulé "Pour sauver la
planète, sortez du capitalisme", principalement consacré à ce qu’à
l’époque on n’appelait pas encore le crime climatique, mais que l’on
recouvrait d’un euphémisme qui avec le recul prend toute sa saveur : le
« changement climatique ». J’ai commencé à le feuilleter, et c’était
tellement extraordinaire que je me suis assise sur des cartons du
déménagement et me suis plongée dedans en début d’après-midi,
n’émergeant que pour me rendre compte que la nuit commençait à tomber.
Le mot « extraordinaire » est adapté, mais je ne suis pas sûre que mon
aïeul aurait espéré que je ressente la lecture de son livre comme un
choc aussi terrible et déprimant. Le deuxième procès de Nuremberg a déjà dix ans, et les croulants qui y ont été jugés - les Sarkozy, Merkel,
Brown, Obama, etc. - n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Mais les actes,
plus que les paroles, de ceux qui les ont aidés dans leur entreprise,
restent un mystère pour la majeure partie des gens sur cette planète
qui, comme moi, ont encore accès à des sources d’informations et,
surtout, à des sources historiques.
(Je reprends l’écriture, j’ai fait une pause, nous habitons pas loin de
l’aéroport militaire Charles-de-Gaulle, et les escadrilles de l’Otan
décollent pour leur deuxième tournée de bombardements de la journée. Ces pauvres hères, en Afrique du Nord, dont il faut maîtriser la
surpopulation par des bombardements intensifs... C’est horrible, mais
les invasions du début de l’année sur les côtes de Méditerrannée
française, et surtout italienne, ont été si violentes. Il paraît que les
derniers types de bombes que nos aviateurs utilisent en Afrique du Nord
sont d’une imprécision garantie par laser, ce qui évite les accusations
du Parti socialiste, comme quoi seuls les pauvres de ces pays sont
éliminés. Enfin, je n’y peux rien, et revenons à nos moutons.)
Mon grand-père, et ça, je le savais déjà, faisait partie des gens qui
non seulement avaient compris - en fait, quelque part, tout-le-monde
avait compris -, mais en plus il disait les choses, telles qu’elles
étaient à l’époque. Même un Sarkozy avait compris, comme il l’a lui-même
avoué lors de son procès, ce n’est pas par bêtise qu’il agissait ainsi,
mais parce qu’il savait que son pouvoir et son argent le mettaient à
l’abri. Enfin, pendant un certain temps, comme l’a prouvé le second
procès de Nuremberg.
Cependant, et cela éclaire peut-être un peu le mystère de ces deux ou
trois générations qui nous ont mis dans l’état où nous sommes, mon
grand-père fit comme les autres. Ou peut-être cela assombrit-il cette
période, la rendant encore plus inintelligible. Je veux dire qu’il dit
d’autres choses, qu’il écrit d’autres choses, mais qu’il fit comme les
autres. Il semblait qu’à l’époque, il était possible, voire de bon ton,
voire délicieusement subtil, de dire que l’acte X détruit la nature et
détruit des hommes (au sens de Hilberg et de la "destruction des Juifs
d’Europe"), et que, moi, je viens d’ailleurs justement de m’adonner à
l’acte X en question. Je m’expose comme participant activement au crime
que j’expose, et cela ne me paraît pas problématique. Comprenne qui pourra.
Ainsi, au fil de ma lecture, mon envie de vomir ne fit que s’accentuer.
Sans, semble-t-il, s’en rendre compte, Grand-Papa narre dans son livre
comment il participa activement à la destruction du climat de la terre.
Il semble qu’il ait détruit la biosphère pour le Niger (p. 30), qu’il
ait détruit le climat vers le Canada (p. 39), allant même jusqu’à
encourager ses contemporains à faire de même : « A Montréal, le voyageur découvrira (...) » des choses qui permettront de le « satisfaire ». Il explique comment il a détruit le climat pour le Kazakhstan, où il « déambulai[t] sans hâte » (p. 66), esthète moderne expliquant aux autres
ce qu’il ne faut pas faire mais que lui peut faire. La litanie de ses
actes de destruction du climat se poursuit, à tel point qu’à un moment,
j’ai été prise de convulsions, mais j’ai préféré prendre le risque de
rendre sur les cartons du déménagement, plutôt que de cesser cette
lecture, aussi fascinante que les pires récits de l’histoire humaine.
Ainsi, il a également détruit le climat vers les Etats-Unis (p. 67), et
sans que l’on puisse vraiment reprendre son souffle, il nous fait part
d’une destruction du climat qu’il a commise vers l’Indonésie (p. 89).
J’ai honte, étant sa petite-fille, mais il n’est pas impossible qu’il
soit allé jusqu’à détruire le climat à bord d’un hélicoptère en Norvège,
sous prétexte de visiter une plate-forme pétrolière (p. 92). Il est par
contre avéré qu’il a détruit le climat au Canada, en utilisant une
machine particulièrement efficace pour ce faire, un « petit Cessna » (p.
94), d’où il peut voir, horrifié, un « cancer » (l’exploitation des
sables bitumineux), cancer qui a servi à remplir de kérosène l’avion qui
l’a amené au Canada, et qui a rempli de kérosène le « petit Cessna » d’où
il tire ses conclusions sur la marche du monde. Il est alors en
lévitation, physiquement et intellectuellement. La boucle est bouclée,
mais il ne semble pas qu’il s’en soit rendu compte, d’autant plus qu’il
se met alors à gloser sur ceux, moins moraux que lui, " que les arbres,
les castors et les orignaux indiffèrent " (p. 95).
Je n’ai que des souvenirs épars de mon grand-père, il nous a quittés
alors que j’étais encore relativement petite, je sais qu’il était droit
et honnête, mais tant d’aveuglement de sa part m’attriste au plus haut
point. Et je parle là uniquement des références faites dans ce bouquin
de sa participation, aussi minime soit-elle, au crime suprême, le crime
climatique, tel que défini juridiquement lors du second procès de
Nuremberg, en juin 2040. Autant que je puisse en juger de par le
contexte de son livre, mon grand-père ne pouvait ignorer les
conséquences criminelles de ses actes, puisque ces conséquences, il les
décrivait lui-même ! Entre autres, il savait, bien évidemment, qu’en
utilisant et en subventionnant la machine appelée « avion », il ne pouvait
choisir de moyen plus efficace pour détruire le climat de la terre. Et
donc détruire des hommes.
Alors que j’arrivais vers la fin du livre, j’ai à nouveau eu droit à un
extrait de publicité pour le tourisme transatlantique qui a tant fait
pour la destruction du climat de ce qui reste de la planète bleue,
aujourd’hui. Mon grand-père écrit ainsi : " S’il vous advient
d’emprunter le traversier qui joint la ville de Québec à celle de Lévis,
observez les photos légendées (...) ". Je m’attendais presque à la suite
logique, sortie du monde réel, mais qui n’aurait pas cadré avec son
livre, si virtuel : "D’ailleurs, Air France propose actuellement des
tarifs très attractifs pour le Canada".
Je crois que s’il pouvait me répondre, mon grand-père dirait qu’il
n’avait pas le choix, il fallait que lui détruise le climat pour
informer tous les ignorants de la terre qu’il ne faut pas détruire le
climat. Un peu comme ce député de l’époque, un certain Yves Cochet, qui
se rendit à une usine de production de voitures pour dire aux ouvriers
que la voiture détruisait le climat, qu’il fallait qu’ils prennent les
transports en commun. Et, interrogé par le journaliste, il avoua, avec
un sourire, comme s’il y avait eu lieu de rire plutôt que de pleurer,
qu’il était venu en voiture.
Mais ni mon grand-père ni ce député ne se sont jamais demandé pourquoi personne ne les prenait au sérieux.
Elodie Kempf,
le 18 août 2050,
PCC Pierre-Emmanuel Neurohr.