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Reporterre et Médiapart cités en Italie comme exemples du renouveau de la presse

En Italie, la transmission du métier de journaliste entre les anciens et les nouveaux n’existe plus, explique Sergio Ferraris, auteur de cet article. En regardant la situation de l’autre côté des Alpes, le journaliste italien mentionne Reporterre et Mediapart, « les deux projets d’édition française qui illuminent l’échange de génération ».

Sergio Ferraris est un journaliste professionnel, né à Vercelli. Il écrit des articles scientifiques et technologiques qu’il relie de façon obstinée aux problèmes environnementaux et sociaux. Il est directeur de la revue QualEnergia di Legambiante, du site QualEnergia.it et collabore aussi pour les questions énergétiques, au mensuel Legambiante La Nuova Ecologia.


« En Afrique, chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », ainsi parlait en 1962 Amadou Hampâté Bâ, intellectuel malien qui avait passé une grande partie de sa vie à la recherche du patrimoine oral et à l’archiver. C’est le sens de l’immortalité recherchée dans les idées et que l’on retrouve souvent dans l’écriture, mais qui pose un problème non résolu : celui de l’expérience. De ce bagage immatériel, fait de pensées, de gestes, de pratiques et de coutumes, de vie, de travail et de relations qui peuvent être stockées grâce à l’écriture ou, à moindre échelle, grâce aux médias audiovisuels. Donc, chaque fois que quelqu’un nous « abandonne » et brûle la bibliothèque, il ne nous reste que quelques pages ou avec un peu de chance, un petit volume.

Pourtant, il existe un système permettant de transmettre une plus grande partie de ces expériences, mais il est peu connu en Italie. C’est le tutorat. Cette formation porte sur la relation entre un tuteur — généralement une personne expérimentée — et un tutoré, à savoir une jeune personne qui veut entrer dans le même domaine professionnel. En Italie, il existait autrefois, de manière non codée, quelque chose de semblable, dans un domaine précis, celui du journalisme. Celui qui voulait en faire sa profession, une fois entré à la rédaction, « devait passer par toutes les expériences », me disait le grand journaliste Sandro Viola, rencontré à Varsovie lors des premières élections libres et qui fut appelé à La Republica par Eugenio Salfari, alors que le journal était encore à l’état de projet.

« Sur le terrain, tu apprends de tes erreurs » 

« Une approche de ce genre, je ne l’ai jamais trouvée et elle m’aurait bien servie, nous dit Giulio Finotti, un journaliste de 35 ans, passé à la rédaction de [l’émission] L’Aria che Tira sur [la chaîne] La 7. Lorsque j’ai commencé à la chronique locale de Caserta, on m’a imposé des sujets que je n’avais jamais traités et que j’ai acceptés parce que sinon, je ne serais jamais sorti de la chronique sportive, par laquelle j’avais commencé. » Mais il n’en est pas toujours ainsi. « Il est encore très difficile, dans ce métier, de trouver quelqu’un qui t’indique le chemin à suivre, même si parfois cela peut arriver. » « Lorsque j’ai commencé à travailler à Il Mattino, j’ai reçu quelques conseils et quelques lignes directrices, mais dans ma carrière (actuellement 10 ans), j’ai rarement rencontré de collègues plus âgés qui prenaient en charge les plus jeunes. Vous apprenez tout dans la rue et il est évident que des “maîtres” pourraient servir parce que, dans le journalisme, l’expérience est essentielle. » Le problème est probablement que cette sorte de relation est laissée « au bon vouloir » d’un rédacteur en chef susceptible de conseiller et de donner des indications à un jeune quand il en voit la possibilité.

Et c’est ce qui est arrivé à la journaliste indépendante de 32 ans, Sara Mauri, de Lecco. « J’ai débarqué dans le journalisme en envoyant un courriel. Je précise que je ne voulais pas être journaliste, mais j’ai toujours aimé écrire, commente-t-elle. J’ai écrit un article sur les nouvelles professions et je l’ai envoyé à La Nuvola del Lavoro [le « nuage du travail », un blog hébergé par le quotidien Corriere della Sera], un peu par hasard et un peu par jeu. Non seulement il a été publié, mais j’ai été invitée à la rédaction, où l’on m’a demandé de remettre en état la rubrique Technologie. Après le Corriere della Sera, j’ai réussi à publier dans la Stampa, dans la rubrique TuttoGreen, dans La Provincia di Lecco, dans La 27 Ora del Corriere, Bateaux Magazine, Nonsoloambiente et Startupitalia. »

Ainsi quelques informations précieuses sur le travail de journaliste peuvent arriver jusqu’aux pigistes qui, en général, sont le lien invisible de l’industrie de l’édition. « La formation sur le terrain est très différente de la formation à l’école. Sur le terrain, tu apprends de tes erreurs. En touchant les nouvelles avec “les mains”, tu apprends de l’intérieur. Tu peux résoudre les questions pratiques en pratiquant. Je ne remercierai jamais assez ceux qui m’ont appris à grandir dans cette profession, qui ont cru en moi et qui m’ont, dès le début, appris ce métier avec patience, avec beaucoup de patience. Le travail que d’autres journalistes ont fait pour m’aider a été crucial pour mon avenir. En fin de compte, ils m’ont littéralement “enseigné un métier”. Avec le bâton et la carotte. »

« Ce sont les meilleures opérations journalistiques de ces deux dernières années » 

De l’autre côté des Alpes, en France, la relation avec les « grands » est plus articulée. « En France, le rôle de tuteur a été pris en charge par quelques personnalités qui ne s’occupent pas tant des jeunes journalistes, mais qui font “école” en créant un journal, nous dit Andrea Paracchini, 35 ans, journaliste, qui a beaucoup travaillé en France. Probablement le cas le plus frappant est celui de Mediapart, le magazine en ligne dédié au journalisme d’investigation, dont le fondateur était, en 2008, Edwy Plenel, rédacteur en chef du journal Le Monde de 1996 à 2004. C’est, à mon avis, un journal qui, sans Plenel, n’aurait pas réussi. »

« Même genèse pour le site du journalisme environnemental Reporterre, qui a connu un rapide succès, selon toute vraisemblance, grâce à la réputation de son fondateur, Hervé Kempf, créateur de la chronique Écologie du Monde en 2009, et qui abandonna ce quotidien français à cause d’un désaccord concernant le traitement réservé au projet du nouvel aéroport de Nantes, ce qui a été pour la France notre TAV italien [le projet de ligne ferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin]. » « Ce sont les meilleures opérations journalistiques de ces deux dernières années, qui n’auraient pas pu être réalisées sans ces deux éminents journalistes », continue Paracchini qui ajoute : « Plenel se donne moins de deux ans pour s’éloigner progressivement de Mediapart, et le faire naviguer seul après l’avoir créé. »

« Je dois dire qu’en plus en France, il existe un rapport différent avec le travail. Lors de mes trois embauches, la sélection a été claire. Après quoi, vous êtes à l’intérieur, continue Paracchini. Je dois beaucoup au directeur de l’agence qui m’a engagé quand j’ai commencé en France. Me retrouver le premier journaliste engagé juste derrière le noyau initial m’a beaucoup motivé pour continuer le métier de journaliste. Cela faisait moins d’un an que je vivais dans ce pays, j’avais encore un français imparfait, je n’avais pas de CV français et pourtant il m’a demandé de travailler dans son agence. » Le rapport avec le travail fut le même dans les trois cas qui ont formé le parcours professionnel de Paracchini. « Et c’est en cela que nous voyons la différence avec l’Italie. Dans mon cas, en France, j’ai toujours des propositions que je juge sérieuses, continue Paracchini. Des offres d’emploi, peut-être faiblement rémunérées, mais toujours dignes et pour lesquelles, on vous dit : “Je crois en toi et avec toi je veux travailler, montre-moi ce que tu sais faire.” » Pas comme en Italie, où beaucoup de propositions ne sont que pour des périodes d’essai, non rémunérées, agrémentées de nombreux « après, on verra comment ça se passe ».

Adopter le tutorat inversé, en d’autres termes, un parcours bidirectionnel 

Selon toute vraisemblance, le manque de confiance est au fondement d’une si faible diffusion du tutorat, pratique qui au contraire, pourrait conduire à des améliorations substantielles dans le domaine de l’édition même si on adoptait le tutorat inversé, en d’autres termes, un parcours bidirectionnel. Un rapport de tutorat inversé permettrait qu’un rédacteur ayant 30 à 40 ans d’expérience éditoriale collabore avec un jeune journaliste en informatique, capable de créer des outils technologiques innovants grâce aux « inputs » du rédacteur plus âgé ; à l’inverse, celui-ci pourrait acquérir de nouvelles clés interprétatives dérivées de la technologie. Cette méthode de travail pourrait surmonter à la fois la litanie de « conflit de générations » — qui, à mon avis, n’existe pas et qui est plutôt un conflit de classe, mais c’est un discours qui nous mènerait loin — et à la fois l’hybridation du travail intellectuel, qui est probablement l’une des rares occasions de valoriser le domaine de l’information tout en y développement l’innovation.

Science-fiction ? Peut-être, si nous croyons que Jeff Bezos, le propriétaire d’Amazon, est un Martien. Il y a seulement trois ans, le fondateur du plus grand site de e-commerce du monde a acheté avec ses fonds personnels le très célèbre Washington Post, alors en déclin. Il a annoncé la fin de la crise que ce journal états-unien traversait, et a fait connaître son intention de prendre 60 nouveaux rédacteurs, parmi lesquels des programmeurs, des analystes de données, des web designer et des éditeurs de vidéo qui travailleraient aux côtés des rédacteurs. Tous de même importance et traités avec égale dignité.

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