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Tribune

Revoir le PIB ? Ce n’est pas de la tarte !

La Commission sur les nouveaux indicateurs économiques progresse... dans l’obscurité. Une discussion démcratique ? Et puis quoi, encore ?!

Ou en est la commission Stiglitz ?

Cette question est partout posée depuis des mois, en tout cas par l’infime minorité de gens, de statisticiens et de journalistes qui savent qu’une commission nommée par la présidence française travaille depuis un an, sous la co-direction de Joseph Stiglitz et Amartya Sen, et avec pour coordinateur Jean-Paul Fitoussi, pour la mise au point de nouveaux indicateurs de progrès économique et social supposés supplanter le PIB et sa croissance. J’en ai parlé à deux reprises sur mon blog l’an dernier (15 janvier et 11 avril).

Si les gens, y compris les spécialistes, se posent cette question en étant dans le brouillard, c’est tout simplement que, à l’opposé des engagements formels que cette commission avait pris au départ en matière de transparence et de contacts avec la société civile, pratiquement rien n’a été fait, en dépit de mes demandes répétées (je suis membre de cette commission, que j’ai intégrée sur la base des engagements précédents). Le site mis au point à cet effet n’est plus alimenté depuis… l’été dernier, et la seule source d’information publique sur les travaux en cours est un dossier du… Financial Times publié en janvier sur la base d’entretiens avec Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Philippe Cotis !

Vous devez vous dire : mais pourquoi cette absence totale de transparence ? Les travaux internes sont-ils à ce point sensibles, stratégiques, indicibles, ou conflictuels ? Pas du tout, ils sont même plutôt intéressants et novateurs, et j’aimerais vous en parler, mais comme membre de la commission je ne peux pas en diffuser les résultats actuels. Il y a certes quelques divergences, c’est normal, mais les points d’accord sont bien plus nombreux. De bons documents provisoires internes sont désormais au point, lisibles, et susceptibles d’alimenter sans tarder, via le site, un excellent débat public dont les membres de la commission pourraient s’inspirer sans que leur indépendance intellectuelle soit le moins du monde affectée.

Mais alors, qu’est-ce qui coince ? J’en suis réduit à des hypothèses, car en interne la circulation de l’information n’est pas fameuse non plus, je ne suis pas le seul à le déplorer.

Première raison, de loin la plus importante : pour une partie des membres de cette commission (pas tous), une expertise consiste simplement à laisser les experts travailler entre eux sans aucun contact extérieur (il n’y a même pas eu d’« auditions » dans le travail de cette commission), puis à délivrer leur rapport, les autres acteurs se saisissant ensuite de cette expertise « libre et non faussée ». C’est très exactement ce que m’a rétorqué l’un des membres de la commission lorsque j’évoquais le rôle des ONG dans la réflexion sur les indicateurs : « elles sont ignares en théorie économique » !

Avec une telle représentation des choses, il est évident que le fait de solliciter publiquement des avis ou réactions « externes » est assimilé à une insupportable pression sur l’indépendance d’experts économiques que leur théorie rend autosuffisants et omniscients.

Ma seconde hypothèse est que, dans ce domaine comme ailleurs, l’Élysée souhaite se réserver les bénéfices symboliques, médiatiques et politiques de la « récupération » des travaux, et que cela n’est pas pour rien à la fois dans la pratique du secret et dans le report sine die de la date de la remise du rapport (d’abord avril, puis mai, et maintenant peut-être septembre, sans garantie). S’agissant en tout cas du report de la date, il a été officiellement présenté aux membres de la commission comme lié au calendrier du Président, avec cet argument que la période actuelle n’est pas propice à l’organisation d’une initiative élyséenne d’envergure internationale pour la valorisation des travaux. Septembre sera-t-il plus propice ? Cela peut-il dépendre de l’évolution de la crise ? J’ai demandé une chose simple : que la commission remette son rapport quand… il sera terminé. Si les choses sont correctement organisées, ce sera le cas cet été. Tout autre délai serait politicien et contraire à l’idée de l’indépendance intellectuelle des experts…

Il n’est pas trop tard pour organiser un vrai débat public sur les avancées actuelles déjà réalisées, même s’il ne s’agit pas encore de documents définitifs, et précisément parce qu’ils ne le sont pas : quel serait le sens d’une consultation sur un rapport quasiment bouclé ? Si cette orientation n’est pas prise rapidement, cela voudra dire que l’engagement initial de transparence et de maintien d’un contact avec la société civile n’est pas tenu.

P.S. Pendant ce temps, le CESE (Conseil économique, social et environnemental) planche de façon pluraliste sur les indicateurs de développement durable, réalise des dizaines d’auditions et de rencontres, débat intensivement, et va nous livrer en mai un rapport dans lequel on retrouvera la richesse d’un dialogue entre experts institués de ces questions et représentants de multiples groupes d’acteurs sociaux. Il n’a certes pas, comme la commission Stiglitz, d’ambition internationale, son objet est un peu plus réduit, mais quelle différence de méthode, à un coût et avec un bilan carbone probablement dix fois moindres !

P.S.2. Deux heures après avoir posté ce texte, j’ai reçu, comme tous les autres membres de la commission, un message précisant clairement le calendrier, ce qui est une bonne chose. Une version améliorée du rapport (à la suite de débats internes dans les prochaines semaines et jusqu’en juin) sera soumise au cours du mois de juillet à un débat public via le site, et la version finale “tenant compte de ce débat” sera remise au Président de la République en août.

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