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SERIE GPII – L’incroyable gaspillage du projet ferroviaire Lyon-Turin

Alors que les finances publiques sont en piètre situation en France comme en Italie, leurs gouvernements s’obstinent à vouloir réaliser le tunnel Lyon-Turin. Pour un coût de vingt milliards d’euros ! Le projet est vivement critiqué par la Cour des Comptes, et la marque de la corruption et de la mafia y est lourdement visible.


La ligne ferroviaire à grand vitesse Lyon-Turin est un gigantesque projet d’infrastructure. Sa réalisation permettrait de relier les deux villes en deux heures. Pour l’Union européenne, il s’agit d’un ouvrage qui s’inscrit dans l’axe prioritaire n° 6 du réseau transeuropéen des transports. En outre, selon les promoteurs elle ferait baisser le trafic routier, en remplaçant les déplacements en voiture par les voyages en train.

Les gouvernements français et italien soutiennent ce projet présenté comme écologique. Conçu au début des années 1990 par François Mitterrand, jamais exclu par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, remis au goût du jour par François Hollande, le Lyon-Turin engage l’Etat français à hauteur du 42% du projet, soit près de 11 milliard d’euros.

Le tracé, selon les projets approuvés par la France et l’Italie, concerne trois départements français (le Rhône, l’Isère et la Savoie) et traverse 71 communes.
La première phase prévoit la réalisation d’une ligne entre Lyon et Avressieux via le tunnel de Dullin l’Epine. Il s’agit d’une nouvelle voie de 78 kilomètres, dont 32 en tunnel, avec deux viaducs pour franchir deux fois l’A43 et d’autres dans la zone des Landiers à Chambéry. Une deuxième phase comprendra la réalisation d’une première partie de l’itinéraire fret entre Avressieux et Saint-Jean-de-Maurienne via les tunnels de Chartreuse, de Belledonne et du Glandon.

Jusqu’ici, des travaux titanesques. Mais le cœur du projet est la section transfrontalière, qui prévoit de creuser sous les Alpes le plus long tunnel d’Europe : 57 kilomètres entre St Jean de Maurienne et Suse. Une longueur qu’il faut multiplier par deux, du fait que le tunnel sera à double voie (une pour chaque sens de circulation).

Le projet prévoit aussi des « rameaux de communication » entre les deux tubes (un tous les 333 mètres), des voies d’évitement et de garage (au milieu) et quatre « descenderies » : trois du côté français (St Martin la Porte, La Praz, Villarodin) et un du côté italien.

Ces descenderies, explique Jean Riondy sur le site de l’Union départementale des Ingénieurs et Scientifiques de Savoie (UDISS), permettront de rejoindre le tunnel depuis la surface, assurant ainsi une connaissance du terrain à forer, une attaque du creusement sur plusieurs fronts, la ventilation, et une évacuation des personnels en cas de besoin.

Des prévisions de trafic irréalistes

Or, il existe déjà un tunnel entre la Haute-Maurienne et le Piémont : le tunnel de Frejus, qui n’est pas surchargé. Selon Mario Cavargna, ingénieur en environnement et président de l’association écologiste Pro Natura, « le trafic y a atteint son record de dix millions de tonnes de marchandises en 1997. Ensuite, il a régulièrement diminué ».

Les statistiques italiennes indiquent que les véhicules qui ont emprunté le tunnel étaient 2,7 millions en 2000, 1,9 millions en 2004, 1,56 millions en 2013.

La LTF, la société chargé du projet de la LGV, explique sur son site internet que « sans la nouvelle ligne, le trafic ferroviaire traversant la frontière à Modane passerait d’environ 1,4 million de voyageurs à 2,3 millions à l’horizon 2035. En revanche, la réalisation de la nouvelle liaison devrait permettre d’attirer 4,7 millions de voyageurs sur cet axe en 2035 : environ 1,3 million se transférant vers le rail, d’une part de la route (400 000), d’autre part de l’avion (900 000). Il en résultera un effet positif pour l’environnement ».

Ces prévisions pour 2035 sont pour l’instant démenties par l’évolution des quinze dernières années.

Les coûts explosent

En 2012, la Cour des Comptes française a souligné l’augmentation vertigineuse du coût prévisionnel du projet, passé de 12 milliards d’euros en 2002 à 26. Elle a estimé que, dans le contexte économique actuel, il sera très difficile de mobiliser un tel financement public.

- Didier Migaud, Premier Président de la Cour des Comptes

La Cour a souligné que « le pilotage de cette opération ne répond pas aux exigences de rigueur nécessaires dans la conduite d’un projet d’infrastructure de cette ampleur et de cette complexité ».

Le rapport explique entre autre que « le budget du programme d’étude et de travaux préliminaires, estimé initialement à 320 M€ (millions) d’euros, puis à 371 M€, a été porté à 534,5 M€ dès le mois de mars 2002, puis ensuite à 628,8 M€, dans le programme 2006. Les estimations présentées à la conférence intergouvernementale du 2 décembre 2010 l’ont porté à 901 M€ ».

La Cour déplore que « l’estimation du coût global du projet, y compris les accès, est passée de 12 milliards € en 2002 à plus de 20 milliards (présentation du dossier d’avant-projet sommaire des accès) en 2009, puis à 24 milliards (évaluation socio-économique de février 2011), voire 26,1 milliards selon les dernières données communiquées par la direction générale du Trésor ».

Le mouvement italien d’opposition au projet, « No-TAV », a publié un ebook (« 150 ragioni contro la Torino Lione ») dans lequel il dénonce la lourde somme qui sera à la charge du gouvernement italien : 20 milliards d’euros, selon lui.

La Cour des Comptes a aussi exprimé des doutes sur la rentabilité socio économique : « Les bénéfices attendus du projet, a-t-elle écrit, sont une amélioration de la qualité du service pour les usagers et des effets externes environnementaux ». Mais en ce qui concerne le taux de rentabilité socio-économique, le rapport cite les données présentées au début de 2012 dans le cadre de l’enquête publique sur les accès, qui avait proposé trois différents scénarios économiques.

« Selon les études socio-économiques établies en février 2011 pour la société Lyon-Turin ferroviaire sur le projet préliminaire modifié, la valeur actualisée nette économique est négative dans tous les scénarios envisagés ».

Ce que l’UE va réellement payer

Les partisans du Lyon-Turin répondent souvent qu’une partie des coûts sera payée par l’Union européenne. C’est vrai. Mais la contribution de Bruxelles n’atteindra que 40 % du prix de la seule section transfrontalière. François Hollande et Mario Monti (à l’époque premier ministre italien) avaient confirmé en décembre 2012 ce pourcentage, en précisant que l’Europe ne paierait que 3,4 milliard d’euros.

En mars 2013 la présidente du parti Vert européen, l’italienne Monica Frassoni, avait déclaré de ne pas croire en la réalisation du Lyon-Turin : « Presque rien n’a été fait, affirme-t-elle, en termes de grandes infrastructures, depuis 20 ans ».

« Je n’ai jamais vu un projet être financé à hauteur de 40% par l’Union européenne, renchérissait Michaël Cramer, europarlementaire allemand (les Verts). Parmi les derniers exemples, la ligne traversant Vienne : 3 % du montant a été payé par l’UE. Et pour Stuttgart-Ulm : 12 à 14 % (les deux ouvrages font partie de la ligne grande vitesse est européenne, Paris-Bratislava, ndlr). C’est complètement fou. Si l’Union européenne payait 40 % du tunnel, elle n’aurait quasiment plus les capacités de financer les autres projets ».

Or, l’estimation de la Cour des Comptes, ce ne sont pas moins de 26,1 milliards qu’il faudra au final débourser. Ce serait donc 23 milliards d’euros qui resteraient à la charge des Etats français et italien !

Selon Rémy Prud’homme, professeur émérite universitaire, « le coût de la ligne Lyon-Turin est plus élevé que celui de la ligne Paris-Londres. Les 26 milliards d’investissement seront intégralement à la charge des budgets publics, c’est-à-dire financés par une augmentation des impôts et/ou une augmentation de la dette. Il ne faut certainement pas compter sur les épargnants ou les banques, échaudés par l’affaire du tunnel sous la Manche.

Les partenariats public-privé parfois évoqués ne seront que des emprunts déguisés. On nous dit que l’Union européenne participera à hauteur de 10 ou 15 %, avec notre argent, à ce méga-gaspillage. Curieuse institution pousse-au-crime et schizophrène : d’une main, elle exige que la France et l’Italie réduisent dette publique et impôt, de l’autre, elle les incite à faire de lourdes dépenses inutiles ».

L’ombre de la corruption

Mais ce n’est pas tout. La Commission européenne, dans un rapport daté 3 février 2014 a tiré la sonnette d’alarme sur les risques de corruption, qui peuvent faire s’envoler les coûts de la LGV.

En citant la Cour des Comptes italienne, la Commission européenne souligne qu’en moyenne, le coût de la corruption sur les ouvrages publics est estimé à 40 % de la valeur des appels d’offre : sur les grands ouvrages comme la reconstruction de l’Aquila après le séisme de 2009, l’Expo de Milan de 2015 ou la LGV Lyon-Turin « il y a le risque que les financements puissent être détournés par la criminalité » explique l’institution de l’Union européenne.

Le rapport de l’organisme européen indique aussi que la grande vitesse en Italie a coûté 47,3 millions d’euros par km pour la liaison Rome-Naples, 74 millions entre Turin et Novara, 79,5 entre Novara et Milan et 96,4 entre Bologne et Florence. Tandis que le Paris-Lyon a coûté 10,2 millions, le Madrid Seville 9,8 et le Tokyo-Osaka 9,3. En moyenne, le prix d’un km de LGV en Italie est de 61 millions d’euros.

Cela n’est pas étonnant si on considère que la « valeur » de la corruption en Italie est de 60 milliards d’euros par an (4 % du PIB !).

Compte tenu de la situation des finances publiques de la France et de l’Italie, faut-il vraiment payer 26 milliards d’euros (voire bien plus) pour une ligne ferroviaire, où il y en a déjà une ?

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