Tribune —
Sur l’irresponsabilité des « élites »
En novembre dernier, les dirigeants de General Motors, la plus grande compagnie d’automobiles des Etats-Unis, sont allés à Washington. Ils venaient demander au Congrès – le Parlement – de voter une aide d’urgence de plusieurs milliards de dollars, afin de sauver leurs entreprises au bord de la faillite. Des journalistes se sont rendus compte qu’ils étaient venus dans leur jet privé, au lieu de prendre un avion de ligne, ce qui aurait économisé de l’argent. Un sénateur leur a demandé s’ils étaient prêts à abandonner ce moyen de transport de luxe. Pas question, a répondu en substance le patron de General Motors.
Que signifie cette anecdote ? Que les dirigeants de General Motors refusaient d’assumer les conséquences de leurs actes. En clair, de reconnaître leur responsabilité. En effet, si General Motors était au bord de la faillite, c’est en raison de la mauvaise stratégie de ses dirigeants : depuis des années, de nombreux signaux montraient que le prix du pétrole allait augmenter, et que par ailleurs, le changement climatique demandait des voitures plus économes. Ils n’en ont pas moins continué à fabriquer des grosses voitures – des 4x4, appelés aux Etats-Unis SUV (Sport utility vehicles) – consommant beaucoup d’essence. Quand le prix du pétrole a commencé son ascension, leurs voitures ont commencé à mal se vendre. General Motors, qui déjà n’allait pas très bien, a vu ses pertes se creuser d’année en année. Et quand la crise économique s’est déclarée, en 2008, sa situation est devenue catastrophique.
Les dirigeants de General Motors portent une lourde part de responsabilité dans l’échec de leur entreprise – qui devrait se traduire, soulignons-le, par des milliers de travailleurs au chômage. Ce sont pas seulement des comptes qui sont dans le rouge, mais des vies humaines qui sont bouleversées par de telles erreurs. Et pourtant, les dirigeants n’entendaient pas changer leur train de vie : "Diminuer nos salaires, abandonner notre usage d’un avion privé ? Pas question !"
Il m’est arrivé d’aller dans un avion privé, une fois que j’accompagnais en tant que journaliste un ministre. C’est amusant et agréable. On va – en voiture avec chauffeur -dans un aéroport privé. Dans le salon d’accueil, une hôtesse vous propose thé, café, croissants. On se dirige vers l’avion, qui mesure une vingtaine de mètres de long. Il compte une quinzaine de place, de confortables fauteuils en cuir. L’avion s’envole sans attendre, un steward très affable déplie une tablette de bois disposée à côté de chaque siège, déplie une nappe blanche, apporte un repas de qualité et copieux. Le voyage se déroule dans le calme, on est déjà arrivés, une voiture vous attend. Voilà le genre de luxe qui constitue le quotidien des dirigeants de ce monde.
Mais les dirigeants n’ont pas aujourd’hui le sens de leurs responsabilités. Depuis une trentaine d’année, les inégalités de revenu se sont profondément creusées dans les pays occidentaux : les personnes les plus riches le sont devenues bien davantage qu’auparavant. Mais leur politique, les décisions qu’ils ont prises, le système financier qu’ils ont bâti ont conduit, non pas à la prospérité générale, mais à la destruction de l’environnement, et à une crise économique majeure, qui va toucher durement les petites gens, les pauvres, les classes moyennes. A-t-on entendu un de ces dirigeants dire : "Nous nous sommes trompés", "Notre conduite a été nuisible", "J’abandonne spontanément une partie de mes avantages et de mon salaire extravagant" ? Non. Alors même que c’est la puissance publique – c’est-à-dire, au fond, le peuple – qui a sauvé les banques et les grandes entreprises, il n’y a presque pas de cas où les dirigeants ont reconnu leurs erreurs et les ont payées. On sent, au contraire, que l’oligarchie cherche par tous les moyens à préserver son pouvoir et ses privilèges.
L’histoire n’est pas avare de situations où l’élite est corrompue, immorale, aveugle aux tourments de son époque. Mais à notre époque, cette irresponsabilité – c’est-à-dire ce refus de reconnaître ses erreurs et d’en assumer le prix – a un effet délétère sur l’ensemble de la société : pourquoi les petits respecteraient-ils la loi et le bien commun quand les grands montrent par leur conduite qu’ils n’entendent renoncer à rien ? Ce devrait être aux puissants de montrer l’exemple : au patron de General Motors, par exemple, de dire spontanément, "J’abandonne mon avion privé, je vais diminuer mon salaire, parce que je sais que, vous les travailleurs, vous allez aussi en baver. Alors partageons les sacrifices, pour repartir ensemble et unir nos efforts".
Mais il serait vain de stigmatiser seulement – même si c’est indispensable – l’irresponsabilité des puissants. En tant qu’êtres libres, nous portons aussi la responsabilité de ce qui arrive. Parce que nous vivons dans des pays bien plus riches que beaucoup d’autres, que nous avons la chance d’avoir une démocratie qui fonctionne encore, que nous avons les moyens de nous exprimer, de réfléchir, d’agir. Dans la situation difficile d’aujourd’hui, nous avons aussi la responsabilité de reconnaître que nous avons laissé faire les puissants, accepté la vie facile qu’ils nous promettaient par leur télévision et leur publicité, laissé faire les choses sans prendre un engagement actif dans la société, raisonné en individus soucieux de leur petit bien-être sans vraiment se préoccuper du cours général des choses.
Et, nous pouvons aussi assumer cette responsabilités : en acceptant une baisse de la consommation matérielle au regard de la crise écologique majeure dans laquelle nous sommes plongés. Et en sortant de notre coquille élever avec les autres un autre monde, où les puissants ne seront pas respectés parce qu’ils ont des beaux avions et des grosses voitures, mais parce qu’ils servent la communauté.