A Bû, un silo géant et inutile - sauf pour la spéculation

Durée de lecture : 7 minutes
Un silo existe déjà à Bû, en Eure-et-Loir. Mais Mme la Maire, et une grosse firme agro-industrielle, veulent en construire un nouveau beaucoup plus imposant. En agissant à la limite de la loi, et en cachant l’information aux habitants.
- Bû (Eure-et-Loir), reportage
La départementale ondule, mais derrière la vitre, les virages révèlent un paysage uniforme, fait de plaines, immenses et plates, dont l’horizon dégagé signe à peine la limite. Seuls quelques gros tracteurs arpentent ce tableau monolithique de rase campagne. La petite route nous mène tout droit à Bû, en Eure-et-Loir, à 70 kilomètres à l’ouest de Paris. Ce bourg de 1 800 habitants est niché dans ces territoires qui ouvrent par le nord la région de la Beauce. Le décor paraît figé. Pourtant, depuis quelques semaines, la grue qui s’est invitée à l’orée du hameau des Toutains présage d’un bouleversement considérable pour les riverains.

La pancarte à l’entrée du chantier annonce un centre de collecte de céréales. Pourtant, la commune en possède déjà un, situé dans le cœur même du bourg, quelques centaines de mètres plus loin. Depuis trente ans, les agriculteurs locaux stockent leurs récoltes dans ce silo d’une capacité de 1 500 tonnes. Pourquoi en implanter un nouveau, dont la capacité, huit fois supérieure, dépasserait le volume annuel des récoltes qui atteignent à peine les 10 000 tonnes ?

- Un silo existe déjà au centre du bourg -
Des citoyens ont mené l’enquête : « Le nouveau silo n’a plus cette vocation de stockage agricole, mais doit servir de plateforme pour du trading de graines. Derrière son statut de coopérative agricole, le propriétaire [Interface céréales est en fait une société de commerce qui vend des centaines de milliers de tonnes de céréales, dont certaines sont exportés vers l’Afrique notamment », explique Tania Saillard. A la tête d’Interface Céréales, le vice-président Jean-Jacques Vorimore fut par le passé président de France Export Céréales et secrétaire générale de l’association générale des producteurs de blé ([AGPB-http://www.agpb.com/]).
Le chiffre d’affaires d’Interface Céréales serait conséquent : 325 millions d’euros comme l’a indiqué Politis. De quoi investir les trois ou quatre millions d’euros que représente ce projet. Mais, avec quarante silos dans un rayon de trente kilomètres, le nouvel équipement doit être compétitif : « Ils sont dans une logique concurrentielle visant à récupérer des parts de marché. Pour que cela soit rentable, il faut faire beaucoup de tonnage et multiplier les rotations d’entrée/sortie », a calculé Oleg Kraïowsky. Pour ce faire, il est prévu un mastodonte d’une capacité de douze mille tonnes et haut de 37,5 mètres, « de quoi rivaliser largement avec le clocher de l’église… ».
Au rayon des conséquences environnementales, ce n’est tant la destruction de vingt mille mètres carrés de terres agricoles – sur lesquels on cultivait les oléagineux de la région, blé, orge ou colza – qui inquiète : « On est déjà touché par le syndrome de l’agro-industrie ; les céréales sont largement traitées et il y a très régulièrement des épandages. Depuis que je suis arrivé ici en 2000, j’ai vu disparaître les abeilles et les papillons à mesure qu’on utilise des pesticides », raconte Loek Truffaut.
Ce sont justement ces produits phytosanitaires, qui pourraient être stockés également dans le nouveau silo, qui préoccupent majoritairement les opposants. Avec une structure de bâtiment qui nécessite des dalles de fondations profondes et une fosse de réception qui doit creuser jusqu’à huit mètres en profondeur, la nappe phréatique qui affleure à moins de sept mètres pourrait être contaminée.
Mais aucune précaution ne semble avoir été prise : « Personne n’a été mis au courant, ni l’agence de l’Eau, ni le Conseil Régional, et aucun hydrogéologue n’a pu voir le dossier », fulmine François Vergriette. Dans le dossier ne figure d’ailleurs aucune étude d’impact environnemental. Symbole d’un projet qui défie, depuis le début, toutes les règles du jeu démocratique.
La lubie d’une maire
Le 22 août 2013 est signé le permis de construire qui ne sera affiché en mairie et présenté au conseil municipal que quelques jours après. Ils sont, alors, une quarantaine à saisir en référé le tribunal d’Orléans, mais « dès la première semaine de septembre, les travaux commençaient », se souvient Tania Saillard, la lanceuse d’alerte. « Ils sont dans une logique qui consiste à aller le plus vite possible ».
Le montage est cousu de fil blanc. Définie non-constructible dans le POS (Plan d’occupation des sols), la parcelle agricole peut bénéficier de dérogations uniquement pour des infrastructures à vocation agricole, sans passer par la case désormais nécessaire, mais longue et incertaine, de révision du PLU (Plan local d’urbanisme).
C’est pourquoi Interface Céréales continue de se présenter officiellement comme une petite coopérative de quinze agriculteurs, afin de contourner les accusations d’activités de commerce et les jurisprudences qui en découlent.
Astucieusement, le projet est d’ailleurs dimensionné à 14 980 m3, évitant ainsi l’enquête publique et les autorisations pour classer Seveso tout projet dépassant le seuil des 15 000 m3.
Derrière ces stratagèmes, Evelyne Lefebvre, maire UMP qui termine son deuxième mandat après deux premiers mandats en tant qu’adjointe. Une note de son adjoint à l’urbanisme, Pierre Launay, en date du 25 mai 2013, illustre le peu de considération qu’elle semble accorder au droit comme à ses administrés. Reporterre se l’est procurée :

« Je pense que malheureusement, y est-il écrit, nous risquons de tomber sur un cas similaire de fond [référence à la jurisprudence du CE La Roche Clermault 2002, ndlr] néanmoins nous n’avons pas d’associations ni quoi que ce soit contre nous. Une enquêtez publique sur ce bien-fondé ? A voir ».
Les opposants dénoncent « la personnalité tyrannique de la maire ». De consultation, il n’y en aura pas eu, tandis que les documents publics sont rendus inaccessibles : « Il existe un arrêté municipal avec avis défavorable du sous-préfet », affirme Tania Saillard qui a pu consulter le dossier du permis de construire lorsque le scandale n’avait pas encore éclaté.
La maire est aux abonnés absents

Après plusieurs appels téléphoniques infructueux pour discuter avec Madame la maire, Reporterre s’est rendu sur place, à la Mairie. Mais le chemin s’arrête directement dans le bureau de la secrétaire : « Le dossier est devant la justice et Mme la maire s’en remet aux juridictions administratives. Elle ne souhaite pas s’exprimer, alors que nous sommes actuellement en période électorale », nous dit-on.
Evelyne Lefebvre brigue un troisième mandat, après vingt-cinq ans de responsabilités municipales. Ce projet de silo répond à une stratégie politique qui vise les habitants du petit centre-ville, bientôt libérés des camions qui se rendent au silo actuel. Le terrain ainsi récupéré, urbanisable, pourrait être vendu à Pierre et Vacances pour en faire des « Senioriales » – « un Center Parc pour vieux » glisse Tania Saillard – comme la maire l’a révélée lors des vœux de 2014.
Le projet de silo catalyse aujourd’hui le mécontentement des Buxois. Des banderoles fleurissent en haut de quelques jardins pour dire « Non au silo à Bû ». C’est aussi le nom du collectif qui s’est constitué afin de structurer l’opposition à ce projet.
Si l’action en justice n’a pas pour l’instant donné son verdict – une plainte est déposée sur le fond, tandis que le référé-suspension a été rejeté par le tribunal administratif – le salut passera peut-être par le plan politique. A la différence de 2008, une liste d’opposition fait désormais face à la maire sortante. Dimanche, la récolte pourrait bien être insuffisante.