À Nonant-le-Pin, l’échec de l’occupation révèle les ambiguïtés de la lutte contre la décharge

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Il y a un an, une ZAD particulière prenait place à Nonant-le-Pin, dans l’Orne, contre un projet de méga-décharge. Mais l’occupation ne fêtera pas sa première bougie, elle a été délogée par la police. Les opposants s’interrogent sur la communication et le rapport au politique. Reportage.
- Nonant-le-Pin (Orne), reportage
C’est un pays où l’on peut encore apprécier d’assez près les biches flâner à l’orée des champs de maïs. Une scène aussi sereine que sauvage. Lorsqu’on s’en approche trop, elles pénètrent habilement parmi les plants hauts de deux mètres dans lesquels quelques sangliers se sont manifestement frayés un chemin, également, quelques heures auparavant.
On est à l’extrémité sud de la Suisse normande, à la lisière de son bocage et de ses vaches. Mais ici, le roi des animaux, c’est le cheval. Les haras ont depuis longtemps fait la réputation mondiale de cette contrée verte et boisée de l’Orne. Et c’est au cœur même de ce royaume équestre, à Nonant-le-Pin précisément, qu’est née, il y a exactement un an, une « ZAD » (Zone à Défendre) pour le moins atypique.

Par « ZAD », comprendre l’occupation d’un lieu destiné à un grand projet d’infrastructure contesté, comme c’est le cas à Notre-Dame-des-Landes pour le projet d’aéroport, au Testet pour le projet de barrage ou, il y a encore quelques mois, à Lyon pour le projet de Grand Stade. À Nonant-le-Pin, c’est un projet de méga-décharge qui soulève l’opposition locale et citoyenne.
Riches éleveurs et retraités
Le 24 octobre 2013, des opposants décident de bloquer l’accès au site, deux jours après que l’entreprise exploitante, GDE (Guy Dauphin Environnement), y ait déversé les premiers déchets, à l’encontre de la décision de justice du TGI d’Argentan exigeant des expertises avant le début des opérations. Pendant près d’un an, le camp tient bon, et des rotations s’effectuent, jour et nuit, pour assurer une présence continue sur les lieux.
Une mobilisation assez extraordinaire au vu de la sociologie des occupants : « Des gens qui n’étaient absolument pas des militants professionnels », reconnaît José Bové, passé les soutenir en mai dernier.
Les révoltés n’ont en effet pas le profil des « zadistes » habituels : aux côtés des riches éleveurs dont certains se reconnaissent électeurs « de droite », la moyenne d’âge est élevée et se côtoient des retraités soucieux de la pollution de la nappe phréatique par les déchets – « ça termine dans l’Orne et on risque d’empoisonner nos petits-enfants, les animaux et tous les champs de la Région » nous dit Bernard, ancien menuisier –, des agriculteurs impactés directement dans leur travail – comme François, syndiqué à la FDSEA, qui s’inquiète de « l’emprise foncière, le projet pourrait s’étendre sur près de 200 Ha, autant de surfaces agricoles perdues qui conditionnent par ailleurs celles alentour » – et des riverains inquiets de la dépréciation de leur patrimoine.
Autant de motifs variés, et dépolitisés dans le débat, qui semblent se rejoindre autour de la préservation d’un terroir : « Les haras, c’est comme le vignoble dans le bordelais ou les pêcheurs bretons en bord de mer », s’insurge Philippe, éleveur et entraîneur de chevaux.

L’image d’un "Versailles du cheval"
À la critique d’un registre de lutte très « Nimby » (Not in my Backyard), on répond par l’argument économique : « La filière équine est la première économie de la Région », rappelle Yanic Soubien, vice-président du Conseil Régional de Basse-Normandie. La question de l’emploi revient comme un leitmotiv parmi les concernés, à l’image de Philippe, qui élève la voix à ce sujet :
Dans une région que l’on surnomme le « Versailles du cheval », cette focalisation à outrance sur la filière équine pourrait toutefois porter préjudice à l’image de la mobilisation : « Il n’y a pas que des galopeur-trotteur dans la région, il y a aussi des écoles, des cultures, etc. Si la lutte ne prend pas plus ici, c’est que les gens n’ont pas envie de se dire qu’ils défendent des riches qui gagnent des millions avec leurs chevaux de course », glisse Véronique, à l’origine du label Equures.

- Philippe -
Laurent, lui-même éleveur, confirme : « On a fait une erreur de com’ importante en orientant sur ‘‘Sauvons nos haras et nos chevaux’’. Si l’on veut donner une dimension plus populaire à notre mobilisation, il vaudrait mieux dire ‘’Sauvons nos enfants et notre région’’ ».
Expulsion
L’enjeu est de taille, au moment où la lutte sur le terrain en perd, du terrain. Alors qu’elle avait fait preuve jusque-là d’une bonne organisation et d’une détermination solide face aux diverses tentatives de déstabilisation instrumentalisées par GDE, la lutte ne fêtera pas pour autant sa première bougie d’occupation du site. Le 6 octobre dernier, au petit matin, les quelques occupants ont été expulsés par les forces de l’ordre.
Depuis, le campement s’est délocalisé juste en face, de l’autre côté de la départementale. La route, particulièrement dangereuse, trace la ligne de démarcation avec les gendarmes qui gardent désormais l’entrée du site.

« Le site est toujours occupé, mais plus par les mêmes », sourit un des anciens occupants, amer. En quelques heures à peine, des gros blocs de pierre ont été installés et obstruent désormais la vue des opposants. « C’est le mur de la honte », n’hésite pas à dire Emilie, coordinatrice du FRO (Front de Résistance de l’Orne).
Déchets illicites
Ils restent quelques-uns à veiller, en alternance, pour surveiller la nature des flux entrant et sortant de camions sur le site. « La majorité apporte du gravas pour remblayer », poursuit Emilie, au moment même où un truck aborde l’entrée avec des grillages et des barrières dans sa remorque.
« On tient un carnet de bord et on prend des photos pour les avocats ». Car un drôle de balai s’opère ces derniers jours autour du site. La présence de premiers déchets sur le site, certes illégale, se double surtout de l’illicéité des déchets en tant que tels.

Alors que la décharge doit à l’origine accueillir des déchets dits RBA (résidus de broyage automobile), les opposants ont pu prouver – grâce à plusieurs vols en autogire au-dessus du site et aux photos qui en ont été tirées – la présence de pneus et autres déchets toxiques qui n’ont pas vocation à s’y trouver.
Des experts doivent ainsi venir constater et contrôler les opérations de retrait, mais les opposants accusent GDE de devancer les opérations pour dissimuler les preuves.
Il y a pour l’heure près de 1800 tonnes de déchets stockés sur le site. Une agricultrice nous emmène à travers son champ constater par nous-mêmes :

On distingue difficilement, derrière les grillages, l’alvéole dans laquelle reposent déjà les premiers rebuts. Si l’objectif à terme des 2,5 millions de tonnes de déchets venait à être atteint, « les 12 mètres de hauteur de la digue seront largement insuffisants, et on aura à la fin une sorte de terril comme dans le nord… », craint Yanic Soubien.
Désillusion politique
Ce dernier reconnaît que depuis quelques jours, « les gens sont KO debout ». Et dans ce contexte, la politique devient très vite, dans les échanges, un réceptacle de la déception, du désenchantement voire du dégoût. On dénonce un abandon de l’Etat – « n’est-il pas censé défendre l’intérêt général ? » demande-t-on – tandis qu’on pointe des responsabilités personnelles : le ministre de l’Intérieur incarne la « honte de la République » après le déploiement des forces policières, la ministre de l’Ecologie est, elle, accusée d’« autisme » et de « silence assourdissant »…
Première parlementaire à s’être rendue sur le terrain après l’expulsion, Karima Delli, députée européenne se retrouve vivement prise à partie : « Va falloir leur déboucher les oreilles, et il faut vous montrer publiquement ! Faut vous scandaliser ! Si vous vous montrez, et que vous faites une conférence de presse… mais faut la faire la conférence de presse ! Et puis amener des maires, et amener du monde et ne pas avoir peur : de toute façon, ce n’est pas vous qu’ils vont attaquer ! », s’emporte Philippe.

- Philippe et Karima Delli -
L’élue EELV tente de faire valoir son activité de lobbying dans les cabinets ministériels. « Mon rôle, c’est d’être une courroie de transmission entre un territoire et les ministères concernés », se justifie-t-elle. Face aux caméras qui attendaient sa venue, elle demande officiellement la réception d’une délégation d’élus et de représentants au cabinet de Ségolène Royal.
Sur place, tous ne sont pas aussi virulents. « Karima Delli est une des rares parlementaires à se déplacer sur le terrain, et la seule à le faire régulièrement. Une fois, elle est arrivée en pleine nuit, à 5h du matin, car on craignait une expulsion le lendemain », raconte Emilie.
Ici, la politique est affaire d’engagement concret, pas de couleur politique. C’est ainsi que Jean-Vincent Placé, régional de l’étape qui a grandi à quelques kilomètres de la décharge, ne jouit pas tout à fait du même égard : « Il est venu une fois, il a fait un grand discours sur son rapport personnel au terroir, sans un mot pour la lutte, et il n’est jamais revenu. Il nous a expliqué qu’il n’y avait aucune réserve de voix, ici… » nous raconte-t-on.

- Karima Delli -
C’est au fond toute la complexité d’organisation d’un combat que les nonantais expérimentent à travers ce rapport ambivalent au politique. « Ce qui fait une lutte, c’est la mobilisation citoyenne, l’action en justice et l’appui du politique », estime Fabienne Lisse, porte-parole d’Europe Ecologie-Les Verts.
Encore faut-il que ce dernier se montre véritablement concerné. En attendant, malgré plusieurs relances, le cabinet de Ségolène Royal n’a toujours pas répondu à l’invitation de Karima Delli…
UN DOCUMENTAIRE ACCABLANT
Nos confrères de France 3 ont réalisé une très bonne synthèse de tous les points troubles du dossier de Nonant-le-Pin, dans le cadre d’un reportage diffusé le 24 septembre dernier dans l’émission « Pièces à conviction », disponible ici.
C’est d’ailleurs embarqué à bord de l’autogire duquel ont été prises les photos de Fabrice Simon, dans une scène aussi impressionnante qu’irréfutable, que commence le reportage.
Risque de pollution des eaux, antécédents juridiques inquiétant de l’actionnaire de GDE – impliqué dans le scandale de Trafigura comme l’avait montré l’enquête de Bastamag – et conflit d’intérêt voire corruption généralisée à toutes les échelles de l’institution républicaine, à en croire le silence coupable du maire de Nonant-le-Pin, du président du Conseil Général de l’Orne et de la ministre de l’Environnement de l’époque, N. Kosciusko-Morizet, le documentaire déroule en image, de manière argumentée, l’incroyable histoire de ce dossier.