Comment retisser le territoire français sans être « inféodé à la croissance »

Durée de lecture : 8 minutes
Le film La ligne de partage des eaux, qui sort en salle ce mercredi, enquête en finesse sur la façon dont les habitants du doux pays de France pourraient se réapproprier un territoire mangé par le productivisme. Philippe Desfilhes a rencontré Dominique Marchais, son réalisateur.
La Ligne de partage des eaux, le nouveau film de Dominique Marchais, aurait pu s’appeler La ligne de partage des hommes. Car les hommes et l’impact qu’ils ont sur le territoire sont le vrai fil conducteur de ce film attachant, plus que l’eau que l’on suit le long du bassin versant des pays de Loire.
Les paysans sont toujours là : le premier long métrage du réalisateur, Le temps des grâces, décrivait en 2010 la France agricole. Mais l’auteur a élargi le champ de ses investigations. Il filme des situations très différentes, certaines liées à la grande ville, d’autres aux villes moyennes en déclin, d’autres encore au monde rural, et laisse parler de nombreux protagonistes. Ceux-ci n’apparaissent jamais sous leur nom, mais sous leur fonction (un paysagiste, un maire, un agriculteur, un géographe….) et ne sont pas dans des rapports d’expertise mais dans leurs rôles d’acteurs du territoire.
On assiste à l’émergence de nombreux projets très divers comme la création d’une zone d’activité, la renaturation d’un cours d’eau ou encore la révision d’un plan d’urbanisme. Les réunions associées à ces projets sont restituées avec beaucoup d’habileté. Dominique Marchais arrive à trouver le bon degré de généralité sans dissoudre la complexité et la spécificité de chaque réunion, de façon à ce que le spectateur comprenne qu’il n’a pas forcément besoin de comprendre tout ce dont parle la réunion mais ce qui est important c’est à dire les relations avec les acteurs.
Plus de deux ans de repérages et de tournage ont été nécessaires. Dominique Marchais et son assistant, Camille Lotteau, ont recensé des centaines de situations, beaucoup filmé (l’inauguration d’une ferme photovoltaïque en Indre-et-Loire, des chantiers d’éoliennes, la création d’un écovillage, Notre-Dame-Des-Landes…) et beaucoup trié. Le film est à la hauteur de leurs efforts. Dominique Marchais nous livre une vision très personnelle et très cohérente de l’aménagement du territoire. Reporterre l’a interrogé sur la manière dont il travaille, ses convictions et ses projets.

Reporterre - Pourquoi avoir décidé de tourner votre film dans un bassin versant ?
Dominique Marchais - Pour des raisons de méthodologie. Je voulais produire une image assez ample et actualisée du pays et filmer des projets d’aménagement du territoire. Il fallait donc que j’aille chercher des fragments un peu partout dans un territoire à des temporalités différentes. Or je voulais que ces fragments soient mis en relation les uns avec les autres, en « tension », qu’il y ait une contiguïté géographique. Ce lieu commun, c’est le bassin versant, même si c’est diffus. On va ainsi dans le film de la source jusqu’à l’estuaire. Il y a dans les réunions des références permanentes à la ligne de partage des eaux, aux confluences, à la présence des rivières, à la vallée dans laquelle on est, etc.
Pourquoi les pays de Loire ?
C’est conjoncturel. Une partie de mon film précédent, Le temps des grâces, a été tournée en Loire Atlantique. Et la métropole Nantes-Saint Nazaire m’intéressait parce que la question métropolitaine y est couplée avec la dimension estuarienne donc avec des enjeux environnementaux très forts.
Ce qui frappe dans votre film, c’est le dialogue que vous arrivez à restituer entre les acteurs du territoire que vous rencontrez.
Pour moi, tout le monde est légitime. J’ai une conception extrêmement extensible de la notion d’acteur territorial. C’est très important car il n’y aura pas de solutions si on n’arrive pas à reformuler des projets de territoire. Or un projet de territoire doit associer le maximum d’acteurs possible. Je pense qu’avant de formuler du projet, une zone d’activité ou l’agrandissement de la ville, il faut prendre le temps de considérer ce qu’on est, où on est, quelles sont les richesses exploitées, inexploitées, abandonnées, qu’est-ce qu’on peut faire de notre territoire, quelle est sa spécificité. Si on le fait collectivement, si tout le monde nourrit la carte de ses propres usages, alors le projet peut émerger et emmener les gens. On n’arrive pas à rendre les gens d’accord sur l’existant mais on peut les réunir sur un projet !

Cela ressort très bien du film. Comment l’avez vous préparé ?
Avec Camille Lotteau, mon assistant, lui à Rennes, moi à Paris, nous avons dressé une carte commune sur laquelle nous mettions des petites épingles pour recenser les situations qui nous intéressaient. Il y a eu des centaines d’épingles ! Le film s’est aussi beaucoup appuyé sur des expériences et des contacts liés au film précédent que j’ai beaucoup accompagné en faisant des débats. Je profitais de ces débats, souvent dans des petites villes, pour rencontrer des gens et apprendre et nourrir le projet du film.
Vous faites l’impasse sur Notre-Dame-des- Landes, pourquoi ?
Je suis allé filmer les agriculteurs opposants au projet qui ont été expropriés et nous avons monté la séquence. Mais je l’ai retiré car la situation médiatique très connue desservait le propos général du film qui avait besoin de travailler des situations banales. Notre-Dame-Des-Landes personnalisait beaucoup trop : Jean-Marc Ayrault, les zadistes, la façon dont les grands élus métropolitains à Nantes ou ailleurs pensent les rapports de force locaux. Mais tout est dit à d’autres endroits du film, d’une autre façon, lors de la promenade dans le péri-urbain nantais avec le géographe par exemple ou lors de l’entretien avec le maire de Chateauroux. En professionnel de la politique, quand il parle de la création de la zone d’activités d’Ozans, il parle à sa façon de Notre-Dame-Des-Landes. Il tient en effet le discours sur l’emploi et sur la croissance qu’on tient à tous les échelons territoriaux et à la tête de l’Etat. Le projet de territoire est inféodé à la question de la croissance. Le film essaie de nous amener à penser qu’on pourrait inverser les priorités et repartir du territoire pour repenser le projet économique.

Vous tournez l’autoroute, des images de camions et même une scène dans un entrepôt logistique. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
La plateforme logistique est l’objet paysager relativement récent qui comme les zones d’activité, les zones commerciales ou les infrastructures routières consomme beaucoup de foncier. Et le premier réflexe des élus, pour faire quelque chose dans leur ville, est de faire de la logistique. Pour moi ces « boîtes » qui poussent comme des champignons le long des autoroutes sont un symbole de ce qui nous arrive.
Vous êtes rentré à l’intérieur d’une de ces plateformes, pourquoi ?
Pour voir, justement. Car ces plateformes sont là mais on ne peut pas voir ce qu’il y a à l’intérieur. Il y a des camions qui se branchent et se débranchent, c’est tout. C’est une image de la mondialisation. J’ai donc voulu isoler cet objet en filmant l’entrepôt de Bridgestone, situé à Mer, près de Blois. Dans le film, la scène de la zone logistique me sert aussi de raccord car elle est montée avec celle de la passe à poissons. L’idée est que le spectateur fasse une association et « réalise » que ce qui circule bien aujourd’hui, c’est les camions, et que ce qui circule mal, c’est les poissons et les sédiments ! On peut associer aussi la boîte logistique fermée, sans ouverture vers le monde et qui accueille pourtant les produits du monde entier, et la passe à poissons, qui est aussi une boîte, mais dans l’eau, avec une toute petite fenêtre pour essayer d’enregistrer des flux dont plus personne n’a conscience ou auquel plus personne ne s’intéresse.

Vos films se nourrissent les uns des autres. Quel sera votre prochain sujet ?
Je veux continuer à travailler sur les questions d’aménagement du territoire et de développement local mais sous une forme plus ouverte et à l’échelle européenne. Je projette des films pour la télévision qui seront autant de portraits de territoires d’échelles différentes, du village jusqu’à des entités géographiques comme un plateau, un estuaire ou de grosses portions administratives comme un Länder ou une métropole. Il faut qu’à chaque fois se pose la question des conditions à réunir pour qu’il y ait du développement local. Aller en Allemagne, en Suisse, en Autriche ou en Italie sera aussi une façon de faire un film en creux sur la France, sur ce qu’on n’arrive pas à penser ou à mettre en commun, sur les blocages systémiques qui sont très nombreux dans notre pays.
Avez vous déjà repéré quelques « best practices » ?
Oui, je pense à la gestion de l’eau à Munich qui est exemplaire. Tout le bassin versant a été concerti en agriculture biologique. Maintenant l’eau sort du robinet sans passer par les stations de retraitement. Des enjeux industriels ont favorisé cela, l’industrie brassicole ayant intérêt à avoir une eau propre. Il y a également l’exemple de l’architecture écologique du Voralberg en Autriche. Ce ne sont pas trois grosses boites du BTP qui dominent mais une myriade de PME et d’agences d’architectures. Il en résulte une émulation et une réussite économique dans une région qui il y a quarante ans était une région d’élevage assez pauvre.
- Propos recueillis par Philippe Desfilhes
