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En Allemagne, la bataille de la gare de Stuttgart continue

Depuis des années, les habitants de Stuttgart s’opposent à un grand projet inutile : la reconstruction de la gare, à un prix démesuré et en abîmant l’environnement urbain. Un référendum a fini par être décidé, qui a donné le feu vert au projet. Et pourtant, la bataille continue... Le cas de Stuttgart peut procurer d’utiles leçons aux combattants de Notre Dame des Landes.


-  Reportage, Stuttgart

Un homme aux cheveux et à la barbe déjà bien blanchis déambule dans le hall de la gare de Stuttgart, une pancarte à la main : « S21 bouffonnerie, après le carnaval, c’en sera fini ! »

S21, trois signes pour désigner un des plus importants projets d’aménagement ferroviaire actuellement en cours en Europe. S comme Stuttgart, 21 comme le XXIe siècle, dont la première décennie aura été marquée par la mobilisation passionnée des Stuttgartois et le réveil de vieux démons : corruption, violences policières et raccourcis démocratiques.

Un grand projet public-privé

Dans la gare, le voyageur intrigué par la démolition des façades nord et sud du bâtiment (classé monument historique) peut aller se renseigner sur trois étages de la tour principale, source d’informations fournies par la Deutsche Bahn (SNCF allemande). Genèse du projet, planification des travaux, avantages socio-économiques attendus par la ville, le Land et le gouvernement fédéral, tout y est évoqué.

Remplir les conditions permettant « une croissance économique, politique et culturelle commune entre l’Europe de l’Est et de l’Ouest », voilà la pierre angulaire de Stuttgart 21, dont les plans furent rendus publics en 1994. Une modernisation mammouth : afin de connecter la capitale automobile à l’axe grande vitesse Paris-Budapest (autrement appelé magistrale européenne), la vieille gare terminus desservant actuellement Stuttgart sera remplacée par une gare de passage souterraine.

Preuve du sérieux du concessionnaire, des plans architecturaux sont affichés sur les murs. Preuve de l’engagement de la Bahn pour un projet citoyen, un soin particulier a été apporté à la pédagogie : manivelles, tableau de correspondance, animations permettant de visualiser le temps de transport gagné et les désagréments épargnés…

Le voyageur devrait l’avoir compris : Stuttgart 21, ce sont des avantages pour le transport régional et national favorisant l’essor économique (la production totale est censé croître de 500 millions d’euros par an), et, à en juger par les images de synthèse du projet normalement achevé en 2020, une chance formidable pour la ville qui disposera de 100 hectares supplémentaires.

Serait-ce donc contre ce projet d’utilité publique que les habitants de la prospère région du Bade-Württemberg ont mené une fronde dont le souffle est venu faire valser les chapeaux politiques ? Du débat qui a fait rage entre 2010 et 2012 subsistent quelques traces dans les dépliants offerts par la Bahn : « Il est vrai que de nombreux citoyens se sont sentis insuffisamment informés ; mais il est tout aussi vrai que 54 % de la population approuvent le projet ». Euphémismes et comique involontaire : on sentirait presque le regard ironique du grand-père, posté à quelques mètres de là avec sa pancarte.

Mobilisation sur les lieux des travaux

Autour de l’ancien parc du château, les preuves de l’opposition ne se font pas longtemps attendre. Un premier t-shirt « Oben bleiben » (« rester en surface », slogan des opposants) s’arrête devant le chantier désert, prend quelques notes et repart tranquillement. Ici aussi, des images d’un futur alliant verdure et modernité dérobent les gravats à la vue des touristes.

La Bahn a même lancé un concours d’idées sous le mot d’ordre « Rosenstein, j’y construis ». Les citoyens sont invités à exprimer leurs vœux quant à l’utilisation des 100 hectares libérés, les propositions étant affichées publiquement. On y retrouve les utopiques « logements financièrement accessibles et bien équipés », les familiales « aires de jeux », ou encore un alternatif « espace de libre expression pour artistes ». Un mauvais joueur a rajouté à la main : « Vous faites bien ce que vous voulez ». Et un autre a inscrit sur le ciel azur des images du projet : « Le capitalisme repose sur les tromperies et la violence. Ici : les tromperies ».

Des craintes écologistes…

Margarete, la soixantaine sonnée, manteau chic et broche en perle, secoue tristement la tête. « Et bien pour une fois oui, ils ont raison. Si vous aviez vu le parc avant, les marronniers centenaires… » Derrière le chantier, des « défenseurs du parc » (Parkschützer) ont planté une croix de bois avec une bougie et une étiquette « Frêne 280, abattu le 15.02.12 ». Ce sont également eux qui ont mené une partie de l’opposition lors du début des travaux en 2010, en s’enchaînant nuits et jours aux 300 arbres menacés.

Comme souvent, des arguments écologiques (risques pour les aquifères, disparition d’insectes) érodent la légitimité du projet. Mais, de ce côté du Rhin, il n’est nullement question de destruction de terres agricoles et de leur biotope, ou de promotion d’un modèle directement producteur de gaz à effet de serre. Et pourtant, l’opposition est là. Animée par d’autres raisons.

… à la débâcle financière

En 1995, la Bahn, le Land et l’Etat signaient un contrat de mise en œuvre qui s’accompagnait, quelques années plus tard, d’une participation financière de la ville et de la région de Stuttgart aux 4,3 milliards d’euros initialement prévus. Le début d’un partenariat public-privé.

Mais depuis, les plans ont changé, la tâche s’avère plus ardue et le coût global ne fait que croître. Il atteint aujourd’hui 6,8 milliards d’euros, sans oublier les milliards nécessaires à l’aménagement urbain, qui se répercutent sur les habitants en moult impôts.

L’explosion des coûts : voici donc la pomme de discorde qui cristallisa les passions et signa le début des tracas pour les concessionnaires. Margerete insiste : « Plus que d’avoir détruit ce parc et le calme qu’il apportait, ils nous ont surtout roulé en beauté ! C’est contre cela que je suis fondamentalement. »

Comme elle, des habitants de toutes sensibilités ont commencé à rejoindre le mouvement de protestation et ont exigé d’avoir voix au chapitre. Les « chrétiens contre Stuttgart 21 » s’allièrent aux « ingénieurs », aux « Robins des bois », aux Verts. Et les promenades pédagogiques sur le lieu des travaux alternèrent avec des débats philosophiques sur l’éducation, l’indépendance des médias et la révolution.

« Mensonges imprimés ? Vérité et réalité dans les médias. »

Déni de démocratie et exaspération citoyenne

On commença également à s’intéresser aux affaires des hommes politiques. Surprise : l’ancienne ministre fédérale de l’environnement, Mme Gönner, appartenait à une fondation engagée pour le développement du parc immobilier. Quant à l’ancien ministre président du Land, M. Mappus, il soutenait directement la banque régionale du Baden-Württemberg, fervent défenseur du projet.

Les rassemblements prirent de l’ampleur, jusqu’à faire perdre la raison aux forces de l’ordre. Fin septembre 2010, des images de violences policières sur des manifestants pacifiques choquent le reste de la population et entraînent une mobilisation massive : ils seront plus de 100 000 à descendre dans la rue exprimer leur exaspération. Pour calmer les esprits, le ministre président décide alors de nommer un médiateur chargé d’entendre les avis des opposants et des défenseurs du projet.

Panser les plaies de la démocratie directe

Un homme semble satisfaire les deux bords : Heiner Geissler, politicien rompu aux négociations, membre du parti conservateur des chrétiens démocrates, mais ayant adopté des positions anticapitalistes au sein d’Attac. Il exige une retransmission en direct des huit débats prévus, à la télévision et sur internet. La stratégie est payante : plus d’un million de téléspectateurs suivent les échanges.

Fin novembre 2010, le sage Geissler rend son verdict juridiquement non contraignant : il préconise la poursuite des travaux, sous réserve d’améliorations, et la soumet à la réussite d’un stress-test prouvant que la nouvelle gare pourrait faire face à une augmentation de 30% du trafic. C’est le projet « Stuttgart 21 plus ».

Mais en juillet 2011, les résultats du stress-test sont controversés. Pour sortir d’une situation de crise, le médiateur et l’instance indépendante de supervision proposent un projet s’intitulant « la paix pour Stuttgart ». Ce dernier combine les deux modèles d’aménagement : une partie neuve et souterraine pour les trajets longue distance, associée à l’ancienne gare terminus, rénovée pour les trajets régionaux. Solution rejetée par la Bahn, qui poursuit les travaux, soulignant que leur abandon coûterait plus d’un milliard d’euros à l’Etat...

Pour sortir de cette paralysie, le gouvernement rouge-vert (SPD-Grünen), arrivé entre temps au pouvoir dans le Land à la faveur des événements, organise un référendum régional. En novembre 2011, à la question « Approuvez-vous un projet de loi permettant à l’Etat d’exercer son droit de retrait du financement des travaux ? », 58% des votants répondent… non. Ce qui signifie une approbation du projet.

L’opposition est toujours là

Fin de l’étape démocratie participative. A-t-elle clos le conflit ? Non. Lundi 7 janvier, lors de la 155e manifestation hebdomadaire, ils étaient encore plus de 3000 réunis devant l’hôtel de ville, pour accompagner l’investiture du nouveau maire de Stuttgart au son des « Oben bleiben ! ».

Le référendum ? « Il tente d’ôter sa légitimité à la contestation », constate Andreas, cadre chez Daimler et opposant au projet depuis les violences policières de 2010. « Il aurait fallu réunir 33% des inscrits sur listes électorales… Kretschmann [le ministre qui a organisé le référendum] est normalement un opposant au projet ; soit il était convaincu que les gens allaient voter massivement pour le retrait de l’Etat, soit il a botté en touche pour se décharger du problème… »

Quant à la marge de manœuvre restante, elle réside maintenant dans le bon vouloir des politiques. Face à une augmentation supplémentaire des coûts, le nouveau maire Fritz Kuhn a évoqué une crise de confiance entre la Bahn et l’Etat. Les opposants comptent sur un retrait progressif des investisseurs, de plus en plus dubitatifs.

Lundi dernier, après avoir exhorté le ministre des finances à ne pas accorder plus de fonds que prévus, la foule se mit en route en direction de la centrale du parti socialiste, concert de casseroles en cadeau. Le référendum a certes affaibli l’opposition, mais elle reste ferme et mobilisée.

Stuttgart et Notre Dame des Landes

Des leçons peuvent-elles être tirées de la bataille de Stuttgart ? Récemment, on a pu entendre réclamer un référendum régional sur Notre Dame des Landes, directement inspiré des événements relatés ici. Cette option n’a été choisie, à Stuttgart, qu’après des mois de discussions, après une médiation dont certains chercheurs ont souligné le principal manquement [1] : l’absence de participation active du public, maintenu dans un fauteuil de spectateur.

Prôner le référendum comme solution miracle, c’est oublier les problèmes survenant en amont : l’implication de la population, la transparence des données, l’information. Oublier l’inégalité des capacités de communication. Oublier les dérives possibles, comme la lettre ouverte du maire de Stuttgart aux habitants de la ville, faisant l’apologie du projet.

Transposer cette idée de manière pertinente implique donc d’analyser l’ensemble du processus, de s’attacher à toutes les étapes de la médiation, à leurs écueils. Ou encore, de s’attarder un instant sur les observations des principaux acteurs, tels le médiateur Heiner Geissler :

« Les décisions étatiques sans consentement des citoyens appartiennent au siècle passé […] Un des buts de la médiation était de regagner un peu de crédibilité et de confiance en la démocratie, […] par un échange objectif d’arguments entre participants de la société civile également représentés, quelque chose qui aurait dû avoir eu lieu 4 ou 5 ans plus tôt. Mais elle ne pouvait réparer que partiellement ces erreurs. » [2]

Nos voisins outre Rhin n’ont pas encore trouvé le Graal démocratique, mais, le temps d’un repas, ils ont refusé qu’il serve de verre à vin à la classe dirigeante.

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Notes :

[1] : Spieker, Bachl, Kercher, Brettschneider : “Public alternative dispute resolution in local political conflicts- Unifying or polarising ?"

[2] http://www.schlichtung-s21.de/39.html


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