Tribune —
L’aviation n’est pas écologique et ne peut pas l’être !
« Vers le milieu du siècle, l’aviation sera responsable de 100 % des émissions de gaz à effet de serre que l’humanité peut se permettre »
Un entretien décapant avec un scientifique qui analyse l’impact écologique de l’aviation et ses perspectives.
Paul Peeters est Professeur associé au Centre du tourisme et des transports durable du NHTV, Université de Breda de sciences appliquées, aux Pays-Bas. Il a régulièrement publié sur la contribution du tourisme au changement climatique et sur les moyens de limiter cette contribution. Il est impliqué dans la recherche et la formation sur ces questions au niveau international. Il a commencé sa carrière comme ingénieur aéronautique, dans l’ancienne usine d’avions de Fokker à Amsterdam, et a travaillé avec plusieurs cabinets de conseil sur les impacts environnementaux des transports.
Pourriez-vous rappeler les principaux effets de l’aviation sur le changement climatique ?
Paul Peeters - La contribution de l’aviation comporte trois éléments : l’impact direct du CO2 émis par la combustion du kérosène, l’impact des autres émissions du moteur comme les traînées de condensation, et l’impact indirect de ces traînées de condensation sur la formation de nuages cirrus. L’effet direct sur les émissions de CO2 était de 700 millions de tonnes en 2004, soit 2,7% des émissions d’origine anthropique. Pour comprendre les autres impacts nous devons parler en terme de « forçage radiatif ». Ce forçage radiatif représente l’impact des émissions sur la balance énergétique de l’atmosphère et est plus directement relié à la température. En terme de forçage radiatif la contribution de l’aviation est de 3,5% (sans la formation de cirrus) et 4,9% (une fois les cirrus inclus) du forçage induit par les activités humaines. Mais les incertitudes restent importantes, avec des valeurs allant de 2% à 14%.
On pourrait penser que ces parts sont faibles : pourquoi alors ennuyer l’aviation si les autres secteurs contribuent plus ? Il y a trois raisons de s’inquiéter. Premièrement l’aviation se développe très rapidement et le marché n’est pas prêt d’être saturé, du moins avant la fin du siècle. Deuxièmement il n’y a pas de technologie disponible à un coût acceptable pour voler sans émissions, alors que ces technologies existent pour l’habitat, l’industrie, l’agriculture et même le transport terrestre. Troisièmement la part des émissions de l’ « élite » des grands voyageurs va de 10 à 50-60%. Tout ceci combiné explique que vers le milieu du 21e siècle l’aviation sera responsable de 100% des émissions de gaz à effet de serre que l’humanité peut se permettre, si nous voulons empêcher le climat de se réchauffer de plus de 2°C au-dessus de la période pré-industrielle, un niveau considéré comme empêchant un changement climatique ‘dangereux’.
Quelles sont les perspectives technologiques pour réduire les émissions… et leurs limites ?
L’industrie - l’OACI, l’IATA – annonce que l’efficacité dans la consommation de carburant va progresser de 1,5% à 2% par an. Le problème de la technologie aérienne est que c’est une technologie mature. Ce qui signifie que les coûts d’amélioration deviennent de plus en plus prohibitifs, alors que les gains tendent à diminuer. Actuellement, l’hypothèse d’un pourcentage de gain fixe chaque année n’est pas un bon modèle de développement technologique : ce pourcentage va être au contraire de plus en plus faible. Sur la base de recherches que j’ai réalisées il y a quelques années pour le laboratoire hollandais de l’aviation et de l’espace (NLR), nous avons trouvé une autre courbe qui représente beaucoup mieux les tendances historiques d’amélioration de l’efficacité énergétique. Ce modèle montre que les améliorations vont s’arrêter au milieu du siècle. Du fait d’une perspective de croissance du trafic de 3 à 5% par an, il est évident que la technologie seule ne permettra pas de réduire les émissions.
Des exemples récents de nouveaux avions entrant sur le marché montrent clairement que cet objectif de 1,5% à 2% par an est irréaliste. Airbus a récemment annoncé l’A320 Neo. La société annonce une réduction de consommation de 15%. Cela peut paraître impressionnant, mais puisque le premier A320 a fait son vol inaugural en 1987, cela nous conduit seulement à 0,62% par an. Le problème est le même avec le nouveau B747-8 (premier vol en 2010), dont on attend une amélioration de 16% comparé au long courrier actuel, le B747-400, premier vol en 1988, et donc une amélioration de 0,79% par an. Ces deux là améliorent un avion existant. Que se passe-t-il avec un nouveau design ? Les 20% d’amélioration annoncés par Boeing pour le B787 se traduisent par un 1,2%-1,3% annuel. Pour les court-courriers, KLM a annoncé que l’Embraer 190 améliore l’efficacité énergétique du Fokker100 de 9%, soit 0,66% par an d’efficacité. Le nouveau modèle d’efficacité énergétique constate en fait une amélioration annuelle d’environ 1% dans la décennie passée. Le futur amènera moins.
Quelle est votre perception du niveau de prise de conscience des acteurs (compagnies aériennes, industrie aéronautique), leur évolution et leur envie d’agir ? En considérant par exemple des projets comme Astrium, ou ZEHST, juste annoncés par EADS ?
J’ai des sentiments mêlés quant à la perception des enjeux par les principaux acteurs. Au premier coup d’œil vous voyez un développement rapide vers du reporting environnemental, qui accorde toujours une grande importance au changement climatique et aux solutions possibles. L’engagement officiel à résoudre le problème climatique est aussi très partagé. D’un autre côté je vois beaucoup de lobbying politique, avec pour objectif d’empêcher l’insertion de l’aviation dans le système européen des permis négociables. L’objectif ne semble pas d’aider les gouvernements à limiter la croissance des émissions, mais juste à les pousser à abandonner cette idée.
Un autre point dérangeant est qu’à la fois les industries américaines et européennes sortent des projets incapables de résoudre les principaux problèmes environnementaux (changement climatique, biodiversité, énergie et autres ressources). Par exemple le projet Astrium (avion spatial) d’EADS est un produit qui emmène des gens dans l’espace pour leur donner l’expérience de l’apesanteur. Un tel véhicule va utiliser des quantités énormes d’énergie pour quelques minutes de plaisir de quelques-uns. Plus fondamentalement fausse et donc pire encore est l’idée d’un avion supersonique (Mach 3,8) annoncé par EADS (ZEHST). Le site web annonce fièrement Paris-Tokyo en 2 heures et demie. Cette simple idée est un scénario cauchemardesque pour quiconque essaie de limiter le changement climatique et résoudre le problème énergétique, puisque cette énorme croissance de la vitesse conduira à une autre explosion de mobilité, en permettant aux gens de passer une soirée à l’autre bout du monde, mais avec une consommation d’énergie 10 000 fois plus élevée qu’une sortie en train ou même en voiture. Si le secteur était réellement conscient du challenge presque insurmontable qui consiste à réduire la consommation d’énergie et les émissions de carbone de 80% à la fin du siècle, il utiliserait ses ressources et ses efforts à améliorer l’efficacité énergétique et à trouver des business models permettant de rentabiliser le « voyager moins » préparant en cela un futur à bas carbone pour le secteur.
Une question bonus concernant Solar Impulse : pourriez-vous calculer la surface de panneaux solaires nécessaires (avec un rendement théorique de 100%), pour faire voler un A320, son équipage et ses passagers ?
Ce que Piccard a réalisé avec son avion solaire est d’un point de vue technique merveilleux ! Dans mon mémoire de fin d’étude d’ingénieur aéronautique , j’ai dessiné un avion solaire sans pilote, avec pour objectif d’être utilisé comme observatoire scientifique, capable de voler des semaines sans arrêt. A l’époque ce n’aurait été possible qu’avec des améliorations technologiques (c’était la fin des années 1970). Il est d’autant plus passionnant que Piccard ait réalisé un avion avec pilote. Pourtant, nous devons rester prudent pour ne pas tirer de fausses leçons de ce projet. Solar Impulse est un gadget et ne prouve en aucune manière qu’il y aura un jour un avion solaire commercial. La simple raison pour cela est le très faible contenu énergétique par mètre carré du soleil, et le très fort contenu énergétique requis pour voler à 900 km/h jouer et nuit, par beau et par mauvais temps. Un avion à réaction moyen demande en vitesse de croisière environ 450 kW par siège. Le soleil donne au maximum 1 kW, vous avez donc besoin de 450 m² de superficie d’aile par siège avec des cellules d’un rendement de 100% (ce qui ne sera jamais atteint). Un avion moderne comme l’A320 a environ 0,7 m² par siège disponible, une superficie qu’il faudrait multiplier par 600. Avec l’efficacité actuelle des cellules solaires utilisées par Piccard qui est de 12%, ce facteur serait de 5.000 (un demi-hectare par passager !), une différence d’ordre de grandeur de 3 ou 4. Et c’est à midi avec un grand soleil. Pratiquement, cela signifie que moins d’un pour mille de l’énergie nécessaire serait prise directement du soleil. Il n’y aura jamais de technologie permettant d’en faire une part significative : en tant qu’industrie je ne dépenserais en conséquence pas un seul centime dessus.